Le cas déca
Ven 29 juin 2007
"Le café, c'est la boisson qui fait dormir quand on n'en boit pas".
-Pierre DesprogesAlphonse Allais.
Je compte et je recompte, neuf. Ils sont encore neuf. Quelle idée d'avoir invité neuf personnes chez nous ! On le sait pourtant qu'on manque de place sur la table, que les invités sont serrés comme des anchois à pizza...
Neuf plus nous, ça fait onze, bien sûr. Si j'avais su, j'aurais refusé.
D'ailleurs la prochaine fois que Christine revient à la maison avec son
idée rocambolesque de recevoir autant de monde à la fois, je lui
tiendrai tête.
On a déjà assez à faire avec la valse des assiettes, les plats qu'on se
doit de servir à tout le monde en même temps, le four qui doit
préchauffer, la tarte qui doit rester tiède... Quand on sait que Viviane
mange à la vitesse d'une limace et que Bruno engloutit tout ce qui passe
à sa portée en moins de temps que pour dire "bon appétit", bonjour le
timing.
Non mais franchement ! C'est des idées, ça ? Depuis quand Christine a-t-elle décidé de devenir une sorte de "dame du monde", prête à donner des réceptions ou des brunches pour se faire bien voir de machin ou de truc ? "Ta carrière, tu vois..." Ben non, justement, ma chérie, je ne la vois pas, ma carrière. Pas coincée entre la poire et le fromage, avec ce facho de la DRH en face de moi, qui bouffe sa crème anglaise en lorgnant sur le décolleté d'en face. Il faut dire que la miss Solenn, elle a fait fort dans le vulgaire cette fois-ci. Bas jusque là, et jupe suffisamment remontée pour qu'on puisse bien constater que ce sont effectivement des bas, et pas des collants, sans compter son chemisier tellement plongeant que même Jacques Mayol aurait pu s'y noyer. Et avec ça, bien sûr, les boucles d'oreille façon "bling-blong", et la casquette rouge sang pour parfaire son image de princesse. Je ne vois toujours pas ce que Christine peut trouver à cette ado mal dégrossie, pimbèche et qui doit posséder trois mots de vocabulaire dépassant les trois syllabes. Elle a juste besoin de savoir dire "oui" ou "non", et c'est marre.
Franchement, le plan de table... C'est tout Christine, ça. Elle prévoit "du moooooonde", sans se soucier des promiscuités dérangeantes. La femme du DRH... c'est comment son nom, déjà ?... ça finit en "nie", mais j'ai comme un doute... De toute façon, c'est "madame". C'est presque si on n'avait pas à lui donner du "votre excellence", tellement elle pue l'arrogance. Bon, ben cette "madame", juste à côté de l'aîné des Lambert... Dans le genre "nerd coincé dans sa console de jeux vidéos", il se pose là, le garenne. Je suis sûr qu'en ce moment, au lieu d'écouter les conseils de bonne éducation de "madame", il est en train de préparer une stratégie pour gagner des pièces d'or dans WoW ou faire de la spéculation immobilière dans Second Life. Totalement pas là, celui-ci. Et à 28 ans passés, toujours chez papa-maman, avec Internet haut-débit pour télécharger des films X, bobonne pour lui préparer des bons petits plats et dormir jusqu'à pas d'heure. D'ici à ce qu'il nous fasse pas une crise de manque... ça fait quand même trois heures qu'il est débranché de son jeu vidéo, le môme.
Bref, tout ceci sent la soirée minable, à la fin de laquelle on recevra toutes les félicitations du monde avec le plus grand sourire hypocrite depuis l'invention de la photographie. Et dans la voiture, ou au retour chez soi, nos oreilles siffleront de ne pas entendre les commentaires sur le désastre de la sauce au poivre, ou la vulgarité totale de Solenn.
Bon. Ils sont mûrs... Il va falloir passer aux cafés, maintenant. Neuf, neuf, neuf, j'ai beau recompter, on est absolument neuf. Plus deux, onze. Ça ne m'arrange toujours pas. Je recompte, mais ça me flingue le moral à chaque tour.
Je prends mon souffle :
- S'il vous plaît, s'il vous plaît, mes amis... (je sens déjà le
reproche du mot "ami" dans leurs regards), voudriez-vous des cafés ? Ou
un déca, peut-être ?
Silence d'un quart de seconde. Trois regardent leur montre, pour juger de l'opportunité du café ou du déca, s'il ne va pas les empêcher de dormir... "un déca, oui, s'te plaît" lance Gérald avec sa petite voix fluette. Ça met en route le mouvement, et les commandes se passent vitesse grand-V, j'ai pas le temps de noter... Christine appuie sur mon bras, m'embrouille en demandant une tisane en même temps que deux "un café s'te plaît"... (ou bien sont-ce des décaféïnés ? j'ai déjà oublié). Évidemment, une tisane pour Christine. Ça, je le savais déjà. Elle n'aime pas le goût du café, elle le sent à mille mètres et arbore presque toujours une mine de dégoût particulièrement élaborée. J'imagine qu'elle n'osera pas devant ses "invités", de peur de les froisser, et qu'elle présentera un laaaarge sourire, toutes dents dehors.
Bon, avec tout ça, même si on compte onze personnes, moins Christine qui prend un café, ça fait toujours pas mon affaire, ça. Bon, à titre personnel, je sais que je peux me passer de cette drogue légale, j'en bois assez au boulot, déjà. Mais donc on se retrouve à neuf, qui ne fait pas mon compte.
Neuf. Comment vais-je faire ?
Oh ! oh ! oh ! c'est pas fini de penser, là ? J'ai pas noté les commandes, je fais récapituler par Christine qui, bien sûr aura tout retenu, de tête, sans effort, et saurait exactement qui a pris avec et qui a pris sans.
- Bien c'est facile, mon chou. Tu n'as pas entendu ? Quatre et quatre...
Quatre décas, et quatre cafés normaux. Huit, mon chou.
D'abord j'aime pas quand elle m'appelle mon chou. Surtout devant les gens.
Ensuite, cette gourdasse a déjà oublié que... Attends, attends, mon gars... Elle vient de dire quoi, là ? Huit ? Seulement ? MAIS C'EST BON, ÇA !!! Qui s'est abstenu ? Solenn ? Sans rire ? Ben c'est la première fois que je lui trouve quelque chose de positif à cette bimbo. Rien ? C'est sûr ?
Je file en sautillant à la cuisine, sans oublier de récupérer une pile d'assiettes à dessert que je stocke en attendant dans l'évier, qui affiche vraiment complet, ce coup-ci. Placard - petites assiettes - tasses à café... Les blanches, les vertes... HO ! MERDE ! Tout à ma joie de voir que Solenn ne prenait pas de jus, j'avais oublié mon soucis majeur de ce soir...
Pour ça, il faut remonter à hier après-midi, pendant que notre petite dernière jouait à la dinette avec les tasses vertes. Putain, pourtant, j'avais déjà dit à Christine qu'il ne fallait absolument pas que Raphaëlle joue avec des ustensiles de cuisine, mais uniquement avec des faux, en plastique, qui ne risquent rien... Mais bon, tu peux crever pour qu'elle m'entende, elle n'en fait qu'à sa tête et elle va elle-même chercher les tasses dans le placard pour que sa chérinette puisse faire "comme les grandes" en buvant un thé imaginaire avec des tasses en porcelaine bien réelles. Ce service, ça fait deux ans qu'on l'a, et deux ans qu'il subit la plus grosse hécatombe de tous les temps. Et bling ! ça vole dans l'évier ! Et crash ! le lave vaisselle le maltraite ! et rebling ! l'anse qui pète alors que la tasse contient un café chaud-bouillant sorti d'une cure de micro-ondes un peu trop appuyée...
Hier donc, Raphaëlle avait décidé de jouer avec les tasses vertes - passque que c'est zoli, papa ! - et elle avait convié deux de ses poupées à une tea party de trois bons quarts d'heure, après l'école. Je te le donne en mille : une verte a voulu s'échapper, et elle s'est écrasée sur la carrelage du salon. Impossible à recoller. "z'ai pas fait essprès, papa-chéri", qu'elle me fait avec sa gueule d'ange et ses yeux tout ennamourés.
Me voilà donc face à mes sept tasses. Quatre blanches. Trois vertes. Et huit jus à faire. Quelle merde.
Je remplis, un peu la mort dans l'âme la machine, je prépare les
dosettes (quatre plus quatre), quand j'entends soudain l'aîné des
Lambert, de sa voix nonchalante et traînante, qui pousse un râle
indéfinissable, dans lequel je crois comprendre : "Euuuuuuh... z'auriez
pas possible que j'ai un meug de café plutôt ?"
À peine remis du massacre grammatical de cette phrase, je comprends
enfin que je suis sauvé.
Quatre tasse blanches pleine de café décaféïné. Trois tasses vertes
pleines de café caféïné. Et un meugue, pour le décérébré d'en face. Mais
je suis tellement content que le compte soit enfin bon que je pourrais
lui servir un seau de café à ce jeune con ! La machine vrombit, le
jus fumant remplit peu à peu les tasses sans même dégouliner sur les
coupelles, une deux trois quatre cuillères, une deux trois quatre
cuillières, la boîte de sucres sur le plateau, la tisane de madame, et
zou ! je fonce au salon tant que...
Mon pied. Le câble de la pléïsteyechone. Une brique de lego (jaune). Déséquilibre, glissade, vol plané, chute, irrémédiables éclaboussures couleur marron (avec les coupelles et les petites cuillières qui s'égaillent dans la nature).
Aïe.