Hors-jeu (seconde partie)
Mar 22 février 2011
Seconde partie (et fin) de la nouvelle Polar-Geek "Hors-jeu". Plus geek, mais tout en restant dans le mode "Polar".
Le prévenu prit sa gorgée de café, savourant plus que d'habitude. L'avocat saisit, nerveux, sa bouteille, l'ouvrit maladroitement et but une gorgée qui sploutcha maladroitement sur ses joues.
"Le premier candidat à... à éliminer... c'était facile. Le dénommé Anthony Robertson. Un spécialiste de la sécurité des sites internet, injection SQL, Cross-site scripting et le toutim. Un domaine... mineur, mais sur lequel les spécialistes sont sans cesse en train d'ergoter. Je devais le disqualifier. Autrement. Il m'a fallu quelques jours de recherche pour tomber sur un de ses travaux récent portant sur les bases de données orientées document et les éventuelles failles de sécurité s'y rapportant. Ça tombait bien, c'était justement le sujet de sa conférence. Et j'ai vu une faille énorme dans son document de travail. ÉNORME, je vous dis ! AH ! j'ai éclaté de rire en lisant ce tissu d'inepties...
Je tenais mon homme... J'ai patiemment attendu qu'il publie la version définitive à la face du monde, que son papelard soit en une des sites les plus lèche-bottes du web. L'erreur était encore là. J'ai pris un malin plaisir à envoyer un mail incendiaire à l'ensemble de la communauté, y compris le comité d'organisation de la conférence pour couvrir de honte Robertson. Ah ! j'aurais bien voulu être une petite souris pour voir le tête de Robertson quand il a dû se rendre compte du ridicule qui l'a recouvert. Le comité de sélection n'a pas hésité longtemps. Dehors, le minable ! qu'il revoie sa copie avant de se dire 'expert machin'... Ha ! Un de moins !"
"Mais il vous en restait deux."
"En effet. Deux candidats devant moi. Ma surveillance constante de la liste de diffusion m'avait permis d'apprendre que Rajesh Kootrapali, qui résidait en Inde, demandait une aide financière pour son voyage. L'organisation ne savait pas trop s'il fallait avancer l'argent ou rembourser après coup, lui en avancer une partie ou l'intégralité... des discussions sans fin sur la pertinence de sa conférence, blabla... toujours est-il que sans cette aide financière, Rajesh ne viendrait pas. J'avais mon "arme du crime", pas vrai ?"
Le juge regarda le prévenu dans les yeux et dit :
"C'est pour ça que vous avez usurpé l'identité de..."
"Oui ! Récupérer le mot de passe de ce jeune idiot de Kévin Castagnède, c'était un jeu d'enfant. Je ne comprends même pas comment cet imbécile a pu devenir le trésorier de l'organisation. Son mot de passe était aussi simple que la juxtaposition du prénom de sa gourdasse de petite copine, sa date de naissance et un simple point d'exclamation... amateur. Une bande d'amateurs, avec à leur tête un directoire d'amateurs. Il ne m'a fallu qu'une demi-heure de calcul pour trouver son mot de passe et jouer le rôle de l'Homme-Au-Milieu."
Le juge souleva un sourcil.
"L'Homme Au Milieu, c'est celui qui se met habituellement entre un émetteur et un récepteur et qui intercepte les messages. Vous voyez ? Bon. Me voilà donc au milieu. Quelques filtres posés sur sa messagerie et j'étais prêt à jouer son rôle. La plupart de ses mails étaient insignifiants, je les laissais arriver dans sa boîte personnelle sans y toucher. Dès que j'ai pu, en revanche, j'ai envoyé un email à Kootrapali dans l'anglais approximatif dont Castagnède était médiocrement capable pour lui expliquer que non, il était impossible de lui payer son déplacement, ou son hôtel ou quoi que ce soit et que nous étions désolés et que nous espérions que l'an prochain gnagnagna. Et il a gobé. Bien sûr, il a fait une réponse toute polie mais qui ne cachait pas sa tristesse de devoir rester à la maison... réponse que j'ai interceptée, et que Castagnède n'a jamais lue. J'ai composé un message de mon crû à la place et le tour était joué."
L'avocat demanda à ce qu'on ouvre la fenêtre. Le juge refusa. Prit la télécommande de la climatisation et baissa de deux degrés.
"Les suivants, du moins, le suivant, c'était un peu plus délicat. Je devais adopter une méthode différente..."
Le prévenu avait le regard vague. Il sentait bien qu'il lui faudrait bientôt franchir le pas et devoir avouer le pire des crimes, celui qui lui valait d'être face au juge. Sa voix, d'habitude si hautaine et pleine d'arrogance, trembla un peu quand il sussura, dans un souffle :
"Café ?"
Le gobelet rempli, puis asséché, il reprit.
"Je n'arrivais pas à trouver le moyen de me débarr... d'élimin... enfin... de figurer sur la liste définitive... définitive..."
Le dernier mot avait l'air de résonner dans le bureau et au-delà, vers les rumeurs de la ville.
"Il y a un hackerspace en banlieue... Un lieu associatif, où les hackers se rencontrent pour échanger, coder. D'habitude, je me tiens à l'écart de ces lieux miteux, où transparaît la médiocrité de ceux qui ont nécessairement besoin d'un d'autre pour accomplir ce qu'ils sont incapables de réaliser tous seuls. Oh ! je vois bien votre mine, monsieur le juge... je ne suis pas contre qu'ils se réconfortent en buvant un café-crême ou un thé de moyenne qualité autour d'une maigre bande passante en wifi ; grand bien leur fasse... mais vous n'avez peut-être pas vu les labos dans lesquels je travaille... C'est un bien autre standing. On doit comparer ce qui est comparable. D'un hackerspace, qu'est-ce qui peut bien émerger ? Une API capable de commander un grille-pain à distance ? Un système qui allume les néons à heures fixe ? Enfin... dans mon laboratoire, à l'aide d'un vrai matériel de pointe, nous faisons avancer la science. La Science, monsieur le juge !"
Le juge ne montrait pas le moindre intérêt pour la science, apparemment. Il fit signe de la main, négligemment, pour que le prévenu continue...
"Je savais que Claude Dellort traînait ses guêtres dans le hackerspace, de temps à autre. Le mardi, surtout. C'était lui, le dernier obstacle. La dernière marche avant l'accès au programme de la conférence. Je ne savais pas comment m'y prendre. J'ai rassemblé tout l'argent liquide que je pouvais rassembler, je l'ai mis dans ma sacoche et je me suis mis en route. En chemin, j'essayais de répéter le discours que j'allais lui tenir. De l'argent pour qu'il démissionne, qu'il abandonne, qu'il me cède sa place."
"Et il a refusé votre argent."
"Bien sûr qu'il a refusé l'argent ! cet idiot m'a pris de haut et m'a regardé comme un moins que rien ! Et sur le moment, il avait cruellement raison ! Me voilà en train d'essayer de corrompre Dellort, un des hackers les plus talentueux et les plus respectables de notre pays... même si sa réputation dans le monde est moins étendue que... que la mienne, disons. La discussion s'est enflammée... il m'a jeté l'argent à la figure et m'a demandé de partir. Il m'a tourné le dos, et... j'ai vu rouge..."
"Vous l'avez étranglé."
"Oui. J'ai pris une souris, enroulé son câble sur ma main, et je l'ai étranglé."
Le prévenu souriait. Le juge, à la limite entre la colère et le respect de la procédure, étouffa un :
"Effacez donc ce sourire de votre visage, monsieur !"
Le prévenu redescendit un peu de son nuage. Il avait les poings serrés, comme lorsqu'il avait étranglé Dellort, les phalanges blanchies par la crispation. Il relâcha sa poigne.
"Oh je ne souris pas à cause de ce que j'ai fait, monsieur le juge. Je devais le faire. Je devais être présent à cette conférence. Je regrette vraiment pour ce pauvre homme. Il ne méritait pas de mourir comme ça, étranglé par un câble de souris... Non, je souris parce que... vous saviez que Dellort avait un pseudonyme, sur Slashdot, IRC, et sur tous les réseaux ?"
"Oui, je crois le savoir, c'est dans son dossier, attendez... 'devnull', c'est ça ?"
"Oui, devnull. Vous savez ce que c'est sur un système Linux/Unix, /dev/null/
? Un trou noir, l'oubli, l'endroit d'où aucun fichier ne revient jamais. Une sorte de mort, de néant électronique. C'est là que je l'ai envoyé, le Dellort. Vers sa maison... slash dev slash null. Amusant, non ?"
Mais ni le juge, ni l'avocat, ni le greffier présent ne goûtaient sa plaisanterie.
Ils n'étaient pas assez geek, sans doute.