Carnets de voyage, un film
Mer 22 septembre 2004
Ce soir (euh... hier ? c'était mardi, quoi), je suis allé voir "Carnets de Voyage", de Walter Salles.
C'est l'histoire d'Ernesto Guevara et d'Alberto Granado, qui sont partis
à dos de Norton 500 dans un grand voyage à travers l'Amérique du Sud.
Guevara a 24 ans, il n'est pas encore "Che".
J'avais lu le livre de Guevara (Voyage à
Motocyclette),
petit livre à 10F, quand le franc existait encore... J'en garde un
souvenir confus, le récit de Guevara alterne les faits et gestes de ces
voyages et les envolées lyriques sur un ton "pouëtique", peut-être trop
Hugolien à mon goût.
Mais je me souviens avoir compris que c'est dans cette expérience que
Guevara a beaucoup appris sur la misère du monde dans lequel il vivait,
et sa révolte naissante qui l'amènera à devenir l'une des figures de la
révolution Cubaine.
Je serais tenté de dire qu'en regardant ce film, on est presque prêt à oublier Che et que son engagement futur dans la révolution socialiste n'est qu'un épiphénomène, une anomalie, un kyste.
Parce que c'est bien d'un Carnet de Voyage dont il s'agit, pas d'une séance chez un voyant extra-lucide. On n'est pas là pour voir les futures aventures de Guevara, mais celles qui se sont passées bien avant, même si elles ouvrent les yeux sur ce qu'il sera devenu plus tard.
Ce film est l'expression parfaite de ce qu'est un voyage, et ses effets sur les hommes qui le font. Il personnifie la sagesse répandue qui dit que le but d'un voyage n'est pas dans la distance parcourue, mais dans la transformation et l'ouverture d'esprit qu'il apporte. Il n'est pas non plus dans l'émerveillement ou l'indignation, qui sont des leurres. Et cette évolution au fur et à mesure du voyage, il n'y a pas que Guevara qui la vit : il y a aussi Granado.
Le film se décompose en deux parties, et la transition entre ces deux parties se fait doucement, sans heurts, sans coup d'éclat. Il n'y a pas de trompettes, pas de moment particulièrement clé ou outrageusement symbolique qui vous fait penser "tiens, on change de registre". On se rend compte qu'on est dans la seconde partie alors que la première est déjà loin derrière, dans les poussières de la route.
Le début raconte le simple déplacement, en moto, au son caractéristique de la Norton, sur des routes difficiles, voire impossibles. La pampa argentine, la Patagonie, les Andes enneigées, les déserts de poussière et de sel, l'altiplano, le fleuve Amazone... Les plans de coupe sont à... couper le souffle - on respire l'immensité de l'Amérique Latine, dans sa dureté, son climat hostile. Les cailloux de la route, les cascades parfois burlesques sur la moto, les chutes, les pannes.
Guevara est le voyageur romantique, héroïque. Il est beau et inaccessible à la fois. Mais il est également asthmatique (fait reconnu, il le raconte également dans son carnet). Il est affaibli, fiévreux, vulnérable. Comme leur moto, qui rendra l'âme, bientôt, plus tard.
Granado est un coureur de jupons invétéré, un fêtard, un menteur, tricheur, queutard insatiable. L'argent joue un grand rôle. Il est toujours en train de réclamer les $15 que Guevara tient de sa douce, pour soigner Ernesto ou Pederosa, leur moto qui décline au fur et à mesure ou pour manger, boire ; baiser même. Il est plus gros, moins beau que Guevara, mais il dévore la vie, il est la locomotive de cette expédition.
Seulement, plongé dans cette infini, l'Homme est oublié. Le voyageur et l'habitant, l'indien Quechua ou le paysan bourru. Ils ne sont que des silhouettes écrasées par le décor. Cette partie du film est déshumanisée, désincarnée. Jusqu'à leur arrivée à Macchu Picchu, cette ville de pierres totalement vide, abandonnée, et pourtant debout depuis des siècles et pour encore des siècles. Seules les pierres sont restées, les Incas ont quasiment oublié cet ouvrage colossal, cette merveille du monde précolombien. Et pourtant, cette merveille est un désert.
Et puis les rencontres se nouent et se dénouent, au fil des aventures des deux voyageurs, l'humain prend de plus en plus de place. Un couple de mineurs affamé par les compagnies, un guide de 8-10 ans dans les rues de Cuzco, un médecin... Peu à peu, l'aventure terrestre, géographique se transforme en aventure humaine, sociale, faite de rencontres plus que de déplacements.
Le point d'orgue de cette évolution est bien entendu la léproserie sur les bords du fleuve Amazone, dans laquelle les lépreux personnifie l'Homme dans son ensemble et la souffrance de tous les habitants de la planète y est concentrée. Que peut Guevara face à ces gens aux membres mutilés, aux cicatrices impressionnantes ? Les traiter en individus, avec respect et dans la dignité. Il les soigne, joue au foot avec eux, fête son anniversaire en leur compagnie.
Peut-être que le symbole du film se trouve dans la scène durant laquelle Guevara traverse à la nage le fleuve pour fêter son anniversaire avec les malades, tandis que les "bien portants" se trouvent sur sa rive. C'est sa "traversée le Rubicond", en quelque sorte, il va vers les damnés, les miséreux, les malades, ceux qu'on exclut du monde. Et tandis que son ami Alberto lui crie de renoncer et de revenir, les lépreux l'encouragent, l'aident, l'invitent à les rejoindre.
On le lui a dit : ils viennent de partout, de tous les pays d'Amérique Latine. Et c'est bien de ça qu'il s'agit. Le panaméricanisme guévarien y prend sa source - l'abolition des frontières ; le refus de la misère ; le grand mouvement *vers* les autres, même ceux qu'on veut ignorer.
Le décor s'efface. Restent les gens. Même Granado subit une puissante transformation. Il ne court plus les filles, il n'est plus obsédé par elles. L'argent ? Il s'en moque. Le voyage ? il n'en veut plus. On lui propose une place à Caracas et il l'accepte. Il a fini son parcours dans l'espace. Il se "case".
Guevara est évidemment différent, il ne voit plus le monde de la même manière. Il s'éprend des êtres qui le peuplent, il embrassera l'humanisme le plus profond, le plus sincère. Son voyage terrestre ne sera pas terminé : dans sa vie, il verra encore beaucoup d'autres lieux et beaucoup d'autres gens. Mais il est certain que les gens rencontrés sur le long de sa route en 1952 auront profondément marqué sa conscience.
Le générique du film le montre encore : ce sont des portraits de gens immobiles, en noir et blanc, tous ces "figurants" qui, sans le savoir ont rencontré un personnage historique, et quelque part, ont fait l'histoire. Il n'y a plus de lieux, de pays, d'origine, de nation. Il n'y a plus que le temps.