Bloglangue ?
Mer 23 mai 2007
Pendant mes dernières vacances, j'ai été invité chez un cousin qui
hébergeait un couple d'amis. La discussion a été tous azimuts, mais il
fut question un bref instant de blogs et de blogophonie. Et de
linguistique.
Attention, article long.
Une question me fut posée :
Mais tous ces blogueurs, ils pourraient pas parler la même langue ? Parce qu'après tout, si tu veux t'exprimer "à la terre entière", si tu le fais en français ou en anglais, tu passeras à côté d'une immense majorité de la population terrestre.
S'en suivit une longue discussion sur la pertinence d'une langue ou
d'une autre. En effet, la majorité des contenus sont en anglais, dans la
blogophonie comme ailleurs, suivi de près par l'espagnol...
Un blogueur francophone s'exprime en français, soit. S'il veut être
vaguement entendu d'une plus grande portion de l'Internet, il peut
ouvrir une partie anglophone.
Et après ? Comment toucher l'internaute de Shangaï qui ne parlera ni
anglais, ni français ?
Esperanto
L'esperanto a, comme toutes
les langues construites ou artificielles, un nombre encore plus limité
de locuteurs. Et ces langues ont toutes au moins un défaut : elles
utilisent l'alphabet latin. Il faut imaginer que tous les claviers ne
sont pas latins, loin de
là.
Mais l'inconvénient qui tue, c'est que je reste intimement persuadé que
les idéaux véhiculés par ces langues construites sont dépassés pour ne
pas dire morts-nés : une langue sans sa culture n'existe pas. Il serait
complètement stupide d'essayer de voir le langage comme une simple
mécanique, une phonétique, une grammaire, une syntaxe, du vocabulaire,
tout ça mélangé. Évidemment, si on avait le bonheur de vivre sans “les
règles imbéciles qui gouvernent l'accord du participe passé”, je pense
qu'une bonne partie de la population serait satisfaite. Seulement toutes
ces particularités, si on y fait bien attention, sont le sel de la
Langue, et elle porte celles-ci comme un héritage, une base solide sur
laquelle s'est forgée une multitude de traditions et de cultures ayant
pour point commun cette langue.
C'est pour cela que l'Espéranto, même s'il est largement enseigné, ainsi
que beaucoup d'autres langues construites ne pourront pas rivaliser avec
la moindre langue maternelle, même celle parlée par une poignée
d'Islandais.
SMS ?
Mon interlocuteur disait :
Ben et le SMS ? T'as vu que les types qui adorent cliquer sur leurs portables ils ont inventé une langue à eux, pourquoi c'est pas possible dans les blogs ?
Le "langage SMS" (je te rappelle que ce site est d'ailleurs toujours contre), ce n'est pas une langue, c'est un jargon, un argot écrit. Ça n'est pas péjoratif quand je dis ça, d'ailleurs... De toute façon, ce qu'on peut lire à longueur de toile n'est que du français phonétisé, légèrement torturé, mais c'est encore du français. Mets donc un poudingue face à un SMS français, il panera rien à rien.
Un dico ?
Repassage à la charge :
On a sûrement le moyen de traduire les messages des blogs, à l'aide d'un dico...
Là, stop. Une langue, ça n'est sûrement pas qu'un dictionnaire. Ça
réduirait le langage à un simple enchaînement de briques, qu'on
traduirait en les passant par une machine à traduire.
Je t'encourage à tester le moindre outil de traduction en
ligne avec un texte de ton
choix, du français vers l'anglais, puis cette version de nouveau en
français. Philippe Meyer s'en était fait un fond de commerce jadis dans
sa chronique matinale, je te le garantis, ça te fais facilement les
abdos du jour. Tu ne reconnaîtras qu'à peine les fables du fabuleux
fabuliste ou les Misérables.
Traduire mot à mot, c'est la certitude de passer à côté du sens profond
d'un texte. On ne peut à la rigueur qu'en choper des bribes, mais le
contresens est certainement là, tapi dans l'ombre, près à surgir.
Un autre obstacle : les registres de langues sont très différents de
l'un à l'autre. Certains termes sont vaguement intraduisibles d'une
langue à une autre
(serendipity, en
anglais, est le premier qui me vient à l'esprit)[1].
Certaines nuances sont également difficiles à traduire, et sont, une
fois de plus, intimement liées à la culture et aux époques.
Traduire ?
Il ne resterait alors plus qu'à s'armer de patience, et traduire, texte
par texte, les idées véhiculées par les blogs. Ça m'est arrivé de le
faire, partiellement ou totalement, mais c'est long, harassant, et ça
demande qu'on sache maîtriser correctement une langue en plus de sa
langue maternelle. D'autant que les idées et les réflexions véhiculées
dans certains blogs peuvent être compliquées, et le choix des mots reste
primordial ; aussi il conviendrait d'être extrêmement précis, afin de ne
pas trahir le texte initial[2].
Et devant l'immense quantité de blogs sur la toile, d'articles et de
contenus en tous genres, devant l'immensité des langues de la Terre,
c'est perdu d'avance. Il est impossible de rendre accessible
universellement tous les textes de la Blogophonie, car la logorrhée
mondiale rend la tâche insurmontable.
D'autant que, on peut se demander si TOUS les blogs méritent traduction,
aussi. Mais là n'est pas le débat.
Bon, en résumé, la langue universelle des blogs, c'est mort. On ne peut pas demander à tous les internautes d'apprendre l'Anglais, ou une langue artificielle (latine encore moins), on ne peut pas tout traduire, et le mot à mot via les poissons Babel dont on dispose relève de la bonne blague de potache.
C'est mort ? T'es sûr ?
Bon... essayons donc de tracer les lignes d'un langage artificiel,
compréhensible par tous...
Picotgrammes ! Idéogrammes ! \o/
Les premières formes d'écritures étaient composées d'idéogrammes (en
partie, il y avait aussi des signes phonétiques, notamment dans
l'écriture cunéiforme). Les hiéroglyphes sont un peu particuliers,
puisqu'ils représentent des sons, tout en étant dessinés. L'écriture
logographique chinoise est un sommet du genre, puisque le signe
représente toujours le même mot, indépendamment de la langue utilisée
(pour résumer : les Chinois ne parlent pas tous la même langue, mais
ils emploient tous les mêmes signes pour l'écrire).
Pourquoi est-on passé (en Europe, du moins) à des écritures
alphabétiques ? Parce que ce système était plus flexible, et plus rapide
à apprendre. Au lieu d'ingurgiter des centaines de signes pour composer
les sujets, les verbes et les qualificatifs, il suffit de savoir écrire
une poignée de signes, qui représentent les sons des mots.
C'est plus flexible, parce que dès l'arrivée d'un concept nouveau, une
fois le mot (oral) inventé, sa transcription se fait naturellement avec
les signes existants, pas besoin d'en dessiner un nouveau. Et n'oublions
pas sa propagation. Si quelqu'un invente un nouveau signe, il doit
avertir tous les autres utilisateurs de son écriture de ce signe, son
sens et la manière de le dessiner.
Enfin, écrire en dessinant prend du temps, et nécessite un certain
talent[3]. Moi, je sais pas dessiner, je te dis pas si je
devais idéogrammiser tout ça. Ou envoyer un mail - trois jours après, on
peut encore attendre. Bref.
Mais... mais... mais... Combien de temps prendrait un double-clic sur
une interface graphique pour insérer un idéogramme en provenance d'une
bibliothèque de signes ? Rien ou presque ! Et si je ne connais pas le
signe pour dire "anticonstitutionnellement" ? Un coup de moteur de
recherche, et zou ! On n'a presque rien à apprendre, si ce n'est une
grammaire de base et des éléments de syntaxe.
Durant les années 40-50, un Australien, Charles Kasiel
Bliss a inventé les symboles
qui portent son nom et permettent
déjà à des personnes à mobilité réduite d'interagir avec le monde. A
priori, les 3000 signes disponibles sont capables de construire des
phrases relativement évoluées, du genre :
signifiant : “Je voudrais aller au cinéma”
Des ressources en ligne existent pour
l'apprentissage de ce langage.
A savoir qu'il existe probablement des dizaines d'autres langues
symboliques ; "Bliss" n'est qu'une de celles qui m'est apparue la plus
intéressante.
Ordre des mots
Je vois un petit inconvénient à l'apprentissage de cette langue, c'est
qu'elle suit une grammaire indo-européenne. Pour nous autres
francophones, ça ne nous dérangera pas. Sujet - verbe - complément, tout
va bien. Mais il n'en est pas de même pour le Basque, par exemple.
L'ordre des mots n'est absolument pas le même. On les moque assez avec
"Basque je suis, oui" - il faut savoir qu'on dira en Basque "je suis
Basque" exactement de cette manière.
Et le (sourd-)muet qui parle en langue des signes ? On parle même pas de
SVO. Pour eux, c'est "situation - sujets / objets - action".
La langue qui nous sauverait, ce serait le latin, parce qu'il permet de trifouiller les mots dans n'importe quel ordre. Ce qui donne la fonction du mot dans la phrase, c'est sa déclinaison. Elle lève toute ambiguïté. Ça rend la lecture peut-être difficile, si on ne veut pas utiliser les normes en vigueur, mais c'est possible.
Le chemin est donc "à moitié" fait. On disposerait d'un dictionnaire de
3000 mots, combinables pour exprimer des concepts, des situations, de
l'abstrait ou du concret. Manque une grammaire universelle.
Ça me paraît largement réalisable. Au lieu d'utiliser des symboles en
noir et blanc, il est tout à fait envisageable de colorer les signes en
fonction de leur utilisation dans la phrase. On différencierait plus
facilement ce qui est le sujet du verbe de ce qui en l'est l'objet.
Une autre possibilité serait de lier (par un simple trait) les termes
qui sont qualificatif. Pour la phrase : "La pomme rouge est sur la
table", les idéogrammes "pomme" et "rouge" seraient liés pour qu'on
comprenne bien que le mot "rouge" qualifie la "pomme".
Un exemple ? La Marseillaise.
Pas facile à comprendre du premier coup. Tous les mots sont dans le
désordre, on dirait une mauvaise blague... En vieux français, c'est
sûrement plus évident.
Bon, essayons de coloriser
Le sujet est en bleu, le verbe en rouge, l'objet en violet (ça se voit
pas bien, mais c'est "contre") et les qualificatifs en vert.
Ce qui donne, si on veut mettre les flèches de dépendances :
Et en français moderne :
On pourrait tout à fait imaginer un programme qui permettrait de
composer des phrases, de mettre les mots dans tous les sens, et les
flèches suivraient tranquillement pour conserver les relations entre cet
mots ou ces concepts.
Je reçois un message composé par un Basque en Bliss, avec les mots dans
la logique du Basque, mais comme j'ai les flèches entre les mots, je
peux les glisser déplacer pour découvrir la phrase dans l'ordre de la
grammaire française...
Pour conclure
Si la tâche est ardue (j'ai essayé de composer une phrase en Bliss, sans
succès - cela nécessite un apprentissage inévitable), si les solutions
techniques sont à l'état
d'ébauche, on
pourrait tout à fait bloguer dans un langage symbolique, universellement
accessible.
Manquent tout de même :
- un éditeur utilisable pour insérer les idéogrammes et définir la grammaire
- Un jeu de caractères unicode standardisé pour permettre à tous les outils informatiques de visualiser les symboles
- Un dictionnaire qui donne la signification dans toutes les langues de la Terre de ces symboles.
Vaste chantier.
Mais maintenant, ne me demande pas de réécrire cet article en Espéranto,
en Bliss ou dans une autre Bloglangue - même en anglais. J'ai mis plus
de 4 heures à le composer en français !
Notes :
[1] Ne viens pas me parler des douzaines de mots Inuits pour "neige",
c'est une légende.
[2] En italien, on dit : “traduttore traditore” - Traducteur, traître.
[3] “Y'a beaucoup d'appelés et peu d'élus”, selon le scribe Otis, dans
Astérix.