Maux de passe (deuxième partie)
Lun 11 janvier 2010
Suite de l'épisode précédent. Toujours Polar, toujours Geek.
Une fois le type parti, je restais un moment à contempler le chèque, le code de Merriault et le fond de ma tasse. Jenny entra.
"Ça s'est passé comment ?
- On a un client.
- Non !?
- On a même un chèque d'avance.
- NON !?... Ça veut dire que vous allez pouvoir me payer mes salaires en
retard ?"
Oups. J'avais pas réfléchi assez longtemps avant de parler.
"Oui... enfin non... Tiens, d'ailleurs, c'est gentil de m'y faire
penser, je file à la banque poser ce chèque, on pourra y voir plus clair
sur les salaires, tout ça".
Avant que Jenny me balance son mug par la tête, j'attrapais mon manteau et je décanillais plus vite qu'une hirondelle africaine délestée de sa noix de coco.
Je profitais de l'air doux de l'automne pour poursuivre ma réflexion.
J'avais beau me creuser l'Unité Centrale, je ne voyais que deux
personnes capables de déchiffrer le code.
J'avais préalablement éliminé Larry Wall. Même l'inventeur du langage
Perl devait être dépassé par l'horreur contenue dans ce machin
imbittable.
Le suivant était Merriault, mais il était dans le coma. Pas de bol.
Le dernier était... une énigme.
Son pseudonyme (ou l'un de ceux qu'il utilisait le plus) était "HUGH". Une légende. Un mythe.
Beaucoup de choses circulaient sur son compte.
On disait que c'était une sorte de Rainman, une machine à décoder, mais
vivante et nourrie aux pizzas / Red Bull.
On disait que c'était un Mozart du clavier Dvorak de dix ans, et qu'il
était né avec six doigts à chaque main.
On disait qu'il était Russe.
On disait que ce n'était pas une seule et même personne, mais un
conglomérat de hackers sur les vingt-quatre fuseaux horaires.
On disait qu'il habitait dans la Zone 51.
Ouais.
On disait beaucoup de conneries, en fait.
Je peux le dire parce que je sais qui c'est, en fait. Ou du moins, j'ai
eu l'occasion de le voir et de savoir qu'il était HUGH.
Le pur hasard et une discussion autour d'une bière belge, au FOSDEM, il
y a trois ans. Elles sont fortes, les bières belges. Ce type qui parlait
dans un anglais très oxfordien et qui commençait à se recouper
idiotement, et qui finalement passait au français avec un léger accent
de Montreuil, et qui révélait petit à petit des choses et d'autres. Ça
trollait sec à cette table, et un allemand spécialiste des failles de
sécurité dans les réseaux sans fil était en train de prendre une leçon
du Maître, malgré une suite d'arguments ma foi bien construits.
Mais ce pseudo-pudding qui tenait mal la bière l'a atomisé. En une
heure.
Et plus la discussion avançait, plus ce gars citait HUGH, dans le texte,
à la virgule. Et à un moment, il a dit "je" en parlant de "lui". PWND.
Et ma chance, c'est qu'à ce moment, la porte du bistrot claqua
violemment et que je fus le seul à voir le mouvement des lèvres qui a
fait "je" au lieu de "lui". Il bredouillait, hésitait, regardait autour
de lui pour vérifier que personne n'avait noté le bug, et il s'aperçut
que je le fixais. Droit dans les yeux.
Quand on sortit du bistrot, je lui tendis la main, dis mon nom. Il faisait semblant de ne pas comprendre. J'insistai, je lui ai dit qu'il avait perdu, qu'il fallait qu'il reconnaisse sa faille. PEBKAC. Il fit un clin d'oeil et s'échappa dans la nuit Bruxelloise.
Des types comme lui sont rares. Et ils savent se *faire* rare. Il fallait que je lui remette la main dessus. Parce que, bien évidemment, après le FOSDEM, impossible de retrouver sa trace.
De retour au bureau après ma promenade, je balançais ce que j'appelais
"mon plan A" sur les réseaux sociaux disponibles. Utilisant quelques
pseudos endormis, je démarrais une fausse discussion sur Facebook, que
je reprenais sur Twitter. Je me connectais sur un forum de hackers,
reprenant les "infos" que j'avais balancé quinze minutes plus tôt.
C'était gonflé, mais je tentais de faire croire que j'avais retrouvé la
trace de HUGH et que je m'apprêtais à dire où il se trouvait. Mon idée,
c'était de lui faire peur. La DGSE et quelques autres services secrets
étrangers auraient pas mal de questions à lui poser, ou lui proposer un
boulot dans la zone 51 de son choix.
D'un autre côté, je plaçais un ou deux détails dans la "conversation"
qui devaient faire mouche. Le fait que, par exemple, HUGH habitait près
d'un Data Center, et qu'il lui vampirisait la bande passante. Je n'en
savais rien, mais c'était le plus plausible. Ce type aurait vendu sa
mère pour de la bande passante. Le seul moyen pour avoir un gros tuyau
sans le payer, c'était de pirater un Data Center avec sa ligne
spécialisée. De toute manière, vraie ou fausse, cette "info" le ferait
sûrement réagir.
J'avais plus qu'à attendre. Mais je n'allais pas passer mon temps à faire "Ctrl-R" sur mon GMail pendant des heures. J'avais un crash-test à faire. Pour en avoir le coeur net. J'suis curieux. C'est mal ?
Dans le fond d'un de mes placards, je conservais amoureusement une
petite unité centrale toute bête. Une carte-mère de base avec un CPU de
base, une carte graphique de base, un disque de base, un lecteur CD de
base. Pour les besoins du test, j'installe toujours la dernière stable
Debian, quitte à la mettre à niveau par la suite en installant des
paquetages "exotiques". De toute manière je m'en fous. Après usage, je
reformate et réinstalle brutalement.
Le nom de cette bécane : Crash.
Depuis que j'ai ouvert l'agence, j'en suis au moins à mon cinquième
crash de Crash. C'était que du soft, sauf une fois, disque claqué. Dans
l'ensemble, c'est du solide, ça tient.
Je boote Crash 6 en le connectant à un écran de réserve. Je pluggue la
clé USB avec le fameux script. Copie sur mon \~.
Je débranche la clé.
$ perl fezghgrvfhzihzihgizhgzih7457@@r~grevrvr9847827
L'horreur totale. Pendant une minute, l'écran s'est mis à incohérer, les
caractères dansaient dans tous les sens, puis le disque a commencé à
gratter comme je l'avais jamais entendu encore, et j'ai senti comme une
sale odeur de plastique bouilli. Un regard vers la machine à café, pour
être sûr que c'était pas elle qui fumait ; non.
En revanche, Crash délirait totalement. Puis il y eût un gros bruit sec.
Mort.
Putain, la vache. Le Merriault, c'est un tueur.
Après avoir débranché ce qui restait de Crash, je remerciais ma prudence paranoïde : je n'avais pas branché l'éthernet, et Crash n'a jamais connu le trip wifi. Rien n'a pu transpirer sur mon réseau local. Pfiou.
J'ouvrais le capot. Odeur pestilentielle. Il ne restait presque rien de la carte mère, le CPU était vaporisé. J'essayais de mettre le disque sur une bécane de test, rien. Que des "0", tout avait été vidé.
J'suis curieux. Oui c'est mal.
Jenny toque à la porte. Il est 18h. Les horaires, toujours les horaires.
"Je m'en vais. Crash va comment ?
- Il est au paradis des UC.
- Pauvre petit. Il était brave. C'est vraiment le programme de ce
Merriault, là ?
- Ouaip. On peut retenter l'expérience sur votre poste, si vous
doutez.
- Euh. Oui mais non... Bon, j'y vais. Pour une fois, essayez d'aller
passer une bonne nuit dans votre lit. Je suis sûre que vous n'avez pas
vu le papier peint de votre appartement depuis des lustres.
- Ah... C'est la faute à la root.
- La route ?
- La root du cd-rhum.
Elle soupira en s'éloignant. Ces geeks. Irrécupérables.
J'ai offert à Crash 6 un enterrement de première classe, à l'aide de mon pote Jack, que j'avais miraculeusement retrouvé dans le fond improbable d'un tiroir oublié. Quelques larmes downloadées des yeux. Difficile de croire si c'était le whisky ou la perte d'un être cher. Ces geeks. Irrécupérablement sentimentaux. En revanche, ce qui était récupérable, c'était le boîtier. Je chinais quelques composants ça et là dans ma réserve et je remontais en vitesse un Crash 7.
Au petit matin, c'est pas la douce odeur du café fraîchement passé qui m'a réveillé. Mais la voix de Jenny, un peu bougonne :
"Vous êtes incroyable. Vous mériteriez des baffes."
Un peu vaseux, j'allais préparer un café façon plâtre et comme on était mercredi, j'allais laver les mugs. Et comme on était le premier mercredi du mois, j'utilisais du liquide vaisselle. Jenny et moi avons éclusé notre dose matinale d'alcaloïde de la famille des méthylxanthines - Wikipedia, quelle mine - sans un mot.
Au bout de huit minutes de parfaite félicité en harmonie avec mes synapses, mon poste déclama, avec la voix de Bart Simpson :
"You got mail".
Le client.
"merriault réveyé rdv à l'hosto"
Style SMS, sûrement tapoté depuis son niniphone. C'est étonnant. Même
sans syntaxe ou ponctuation on arrive à deviner que la première partie
du message, qui aurait pu être une bonne nouvelle, se transformait en
mauvaise nouvelle par la brièveté de la seconde partie.
Je fonçais à l'hôpital et mon client m'y attendait, avec une tronche
longue comme un listing COBOL de 1986. Quel bonheur d'avoir de
l'intuition ! On n'est jamais déçu par une mauvaise nouvelle.
"Il s'est réveillé, et il a même parlé.
- C'est quoi le soucis, alors ?
- C'est que personne comprend la langue qu'il parle.
Sacré Merriault ! Premier réflexe à la sortie d'un coma : crypter. Mais je pensais avoir mes chances... Une intuition, encore une.
Dans la chambre, tout un tas de machins bip-bipaient à qui mieux-mieux
et on aurait dit la façade arrière d'un poste de travail. Je suis sûr
qu'en tant que sysadmin, il devait apprécier.
Les paupières mi-closes, il murmurait des syllabes inaudibles. Je
m'approchais pour entendre et j'eûs ma confirmation. Hors de la chambre,
quelques minutes après :
"Quenya."
Il me regarda comme si je lui avais annoncé que Frodo, Sam, Ringo et McCartney allaient reformer les Beatles.