Geekisition
Mer 28 septembre 2011
Le Geekisiteur me regardait, en silence. Ces gens-là aimaient le silence. Un peu trop. Quand le silence devint insupportable... Il continua. Encore un peu... Un peu trop...
"Revendre la bande passante est un délit. Vous le savez, n'est-ce pas ?"
Je hochais la tête.
"Vous avez peut-être quelque chose à me dire à ce propos ?"
Je relevais la tête vers le Geekisiteur. La quarantaine, légèrement grisonnant des tempes, les traits tirés et presque livide, il avait un regard d'acier. Ils ont tous un regard d'acier. Je n'ai pas su s'il avait apprécié mon silence, puisqu'un autre Geekisiteur entra dans la pièce. Il lui chuchota quelque chose à l'oreille et s'éclipsa discrètement.
Mon Geekisiteur avait l'air contrarié.
"Eh bien, monsieur. Il semble que nous n'avons rien à vous reprocher, vous êtes libre."
Bien que je me sentis soulagé, j'essayais de ne rien faire paraître. Je me levais. Coup d'oeil appuyé, bien haineux vers le Geekisiteur, qui approchait pour me désentraver. Il laissa échapper dans un sifflement un des anciens mantra qu'il avait dû répéter un million de fois durant son entraînement :
"Même si tu te caches dans un filament de cuivre, je saurais où tu es."
Une fois dehors, je remontais mon col. Il faisait frais, malgré le soleil éclatant. De pauvres hère quémandaient des tickets de bande passante, tristement assis à proximité des Point d'Accès Contrôlés. Je fouillais mes poches. Un ticket de 100 KB, c'est tout ce que j'avais ; trop pour lui, pas assez pour moi.
Depuis les Événements de 2034, la donne avait vraiment changé pour les hommes comme moi. Jadis nous étions les Seigneurs, les Maîtres de l'Information. Les gens nous respectaient, La Science des réseaux était à la pointe de toute l'économie, même les plus archaïques.
Les Geeks régnaient, si on peut dire. Il y avait bien quelques mouvements sectaires qui essayaient de diaboliser l'Internet, les Réseaux et notre caste, mais ils s'égosillaient dans la tornade de l'Information. Les anti-no-life étaient comme les fous débraillés qui annoncent la fin du monde tous les dix ans et que personne n'a envie de prendre au sérieux. Jusqu'à ce moment funeste où la politique entra dans l'Internet.
Étant devenu l'acteur principal de l'économie globale, le Réseau des Réseaux avait fini par acquérir le statut indépendant d'une nation sans territoire. Au début, les vrais politiques avaient vu ça d'un oeil un peu moqueur...
J'arrivais dans ma rue. Même un hacktiviste débutant aurait repéré les trois agents en civil qui surveillaient l'entrée de mon hôtel. J'avais l'habitude de les ignorer, mais ce matin, après seize heures d'interrogatoire, j'avais envie de leur faire un gros bras d'honneur. Mon instinct de conservation m'ordonna de faire quelque chose entre les deux : un simple salut de la main vers celui qui m'apparaissait comme le moins discret. Ça me fit bien marrer de voir sa figure se décomposer.
J'hésitais à allumer l'ordinateur. Il y avait de nombreux risques : les écoutes, les surveillances, les quotas de bande passante. Parmi les lois sur la prohibition électronique, celle des quotas de bande passante était la plus ignoble et la plus cruelle. Au lieu de purement et simplement interdire l'usage de l'Internet, les politiques avaient décidé d'en limiter l'usage. En fonction de l'âge, de la catégorie socio-professionnelle et d'un facteur totalement arbitraire dans les mains des autorités de l'e-Police, le nombre hebdomadaire d'octets utilisables par tout citoyen est devenu un nombre fixe. Pas un de plus, pas un de moins. Avoir un accès tout juste suffisant pour couvrir les besoins... de quoi respirer à peine, prendre une petite - toute petite - dose d'octets et replonger dans le néant de la vraie vie, celle que les Geekisiteurs mettaient au-dessus de tout. La vie sans son sel, sans l'inutile, le superflu. Sans le lien vers la vidéo débile qui aura fait le tour du globe en un milliard de sourires.
Juste le strict minimum nécessaire. La grisaille. La tiédeur. La mort.
Le netizen moyen avait accepté cette ignominie en haussant les épaules. Un vrai troupeau de moutons électriques, prêts à tout gober. Les hacktivistes avaient eu beau manifester leur mécontentement, la machine à broyer était déjà en marche. Comment lutter ? Les politiques avaient dans leur main l'atout maître. La Peur. La Grande Peur. Les peurs millénaristes sont quasiment inscrites dans les gènes de l'homo sapiens. L'homo informaticus, lui, réagit aux mêmes. Et cet instrument est devenu une arme de terreur et de guerre dans la propagande anti-geek.
Les Événements de 2034 avaient tout déclenché. Mais la messe était dite, depuis longtemps. Tout était prévu, calculé, planifié. L'assassinat du Président Bieber n'avait été qu'un simple prétexte pour appuyer sur le bouton "Marche".
J'appuyais sur l'interrupteur de mon ordinateur. Après tout, j'avais quelques KB officiellement utilisables. Après tout, rien ne m'empêchait de récupérer des e-mails tout à fait innocents dans ma boîte électronique. Après tout, n'étais-je pas un citoyen numérique tout à fait au-dessus de tout soupçon ?
Une fois mon innocente session terminée, j'éteignais l'ordi pour brancher la radio. Elle diffusait les "informations" en ligne directe du Gouverment Geekisiteur, prévenant la bonne foule que l'Internet était le Mal, que les Geeks devaient être pourchassés, mis hors d'état de nuire, qu'ils devaient se faire désintoxiquer. Puis une musique entraînante commença. Une chanson, à la mode, dont les paroles "anti-no-life" faisaient fureur dans les karaokés du monde entier. Bientôt même les jeux vidéos de catégorie 1 (Tetris, pac-man) seraient interdits. Bientôt l'informatique elle-même serait interdite. C'était une question de temps. Une génération, voire deux, et les "digital natives" auraient été remplacés par les "analog natives".
"Dis-moi, papa, c'est quoi une souris ?"
La radio, c'était juste un leurre. J'imaginais qu'ils essayaient, en bas, de capter la moindre tentative de connexion aux réseaux furtifs, ceux qui me permettaient de retrouver ma vie d'avant, ma vie électronique, mes chers trésors virtuels, tout ce qui faisait le monde ancien, balayé par la Geekisition et ses agents.
Ce qu'ils n'avaient pas compris, c'est qu'aucune protection ne peut résister à un hacktiviste ayant du temps et un cerveau en état de marche. Ce qu'ils n'avaient pas compris, c'est que les mesures d'écoute et de limitation de bande passante n'étaient qu'un problème technique, et que tous les problèmes techniques ont une solution technique. L'obscurantisme avait eu du bon, pour une fois.
Au fur et à mesure que les geeks étaient pourchassés, emprisonnés, à la tête de la Geekisition, on comptait de moins en moins de gens aptes à faire tourner toutes les routines qui contrôlaient l'Internet. Et oui... à force de leur faire la guerre, il devenait de plus en plus difficile pour les autorités de trouver un techos capable de paramétrer un firewall ou un proxy filtrant.
Et c'est là qu'on a pu contre-attaquer. Oh ! sans tambours ni trompettes... disons que certains d'entre nous se sont gentiment laissé prendre dans les filets des Geekisiteurs, et ont fait mine de proposer leurs services au gouvernement. Comme un Troyen de base. Doucement, on gagne leur confiance... On fait un peu de zèle, puis on ronronne une routine bien connue... se faire oublier... jamais de pannes, ça veut dire "jamais d'emmerdements, et du temps pour soi". Du temps pour coder. Du temps pour établir un nouveau mode de communication au travers d'un réseau parallèle, un réseau de résistance, un réseau dans lequel il n'y a ni quota de bande passante, ni surveillance.
Je me dirigeais vers la cafetière. Ah ! la Sacro-Sainte Cafetière. S'il y avait un dernier bastion de la culture geek, c'était bien la caféïne et ses produits dérivés. Les politiques nous avaient presque tout retiré : plus de bande passante, plus d'appareil photo numérique à Gigapixels (à quoi ça servait d'avoir autant de pixels si on ne pouvait pas les transmettre sans faire exploser son compteur ?), interdiction de coder, plus de musique autrement qu'en cassettes ou bandes magnétiques... On comptait même quelques membres du Parlement qui voulaient interdire les mangas. Mais le café, ça, c'était notre dernière médaille, notre dernière marque encore visible de l'appartenance à la caste des Geeks.
S'ils savaient... S'il savaient que, pendant que j'entendais le glouglou de l'eau et le crépitement de la vapeur dans le perco, j'avais appuyé sur un petit bouton ; le même petit bouton qu'on trouve sur toutes les cafetières chez tous les geeks de la Terre ; ce même petit bouton qui boote un ordinateur si petit que les ondes qu'il génère sont largement couvertes par le champ provoqué par la résistance de la cafetière ; lequel mini-ordinateur nous permet, à nous, de communiquer via un protocole complètement nouveau, utilisant des normes totalement inconnues de nos ennemis.
Convaincus qu'une machine équipée d'un filtre était sans danger pour eux, ils ne se doutaient pas que notre vice, celui que personne n'oserait jamais nous retirer était en train de nous aider à reconstruire notre vie d'avant, notre vie électronique, nos chers trésors virtuels.