La semaine des quatre Jeudis
Jeu 26 juillet 2012
Lundi
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'Samedi', 'Dimanche']))
Selon les régions et les cultures, on l'appelait "La Chance" ou "La Patronne", "Une Fois sur Sept" ou "Les Cases". On lui donnait des surnoms comme "Le Fouet à Sept Branches" ou "Jamais Cinquante-Deux".
Le terme officiel était "Semaine".
Tous les Patrons aimaient le Lundi. C'est la réflexion que se faisait Aubert Dasempré, cadre supérieur. Le collège des cadres se sentait toujours en porte-à-faux par rapport à la Semaine. Les Lundis étaient à la fois des jours fastes, propices aux relances de projets, aux réunions constructives. Il adorait l'odeur du café du Lundi, celui qui réveillait les esprits embrumés. Sans compter que c'était un jour de salaire supplémentaire - les cadres étaient payés au forfait journalier. Et il ne fallait pas trop que les jours chômés s'enchaînent, si on voulait un résultat. Parce que les cadres étaient toujours soumis à la sentence des résultats.
D'un autre côté, ces Lundis avaient des côtés ternes et ennuyeux. Quand ils se répétaient trop, ils avaient un effet assez négatif sur les troupes. Pour remotiver ses subalternes, il avait instauré la tradition des croissants / chocolatines. Tous les Lundis que le Tirage au Sort annonçait, il apportait des viennoiseries pour le point du matin. Il espérait qu'au moins ça ferait passer la pilule.
La boulangère le voyait arriver de loin, prenait sa commande avec tout le sérieux qu'exige sa profession, et en lui rendant la monnaie, lui glissait :
- Au revoir, Monsieur, à Lundi prochain !
Il y avait tout de même un endroit où les patrons n'aimaient pas le Lundi. C'était sur les colonies Sélénites. Parce que c'était justement leur jour de repos.
Vendredi
Jadis tous les Employés aimaient le Vendredi. Il annonçait de manière certaine l'approche du congé de fin de semaine, des deux jours de repos consécutifs. Mais c'était une époque oubliée, à présent. Depuis des décennies, qu'on soit un Vendredi ou un Lundi n'avait plus aucune aucune importance. Il ne précédait pas le Samedi. Ou alors, une fois sur sept. Avec un peu de chance. Les Employés s'étaient résignés à considérer ce jour comme l'égal des autres, avec la même amertume.
C'était un jour de travail de plus. Comme les salaires étaient annualisés, un Vendredi de plus, c'était un jour maudit où il faudrait trimer, sans que "La Patronne" ne vous fasse un petit cadeau. Et espérer, espérer que le lendemain serait un Samedi... ou, à tout prendre, un Dimanche.
Tous les soirs, à 20h précises, commençait le programme télé le plus regardé de l'Univers. Celui que toute la population humaine fixait intensément des yeux. Deux petites minutes à peine, au déroulement aussi réglé que du papier à musique. Toutes les chaînes de télévision reprenaient en direct le Tirage au Sort. La cérémonie écoulée, les analystes et les statisticiens décortiquaient le résultat pour annoncer triomphalement qu'il y aurait dix-huit-pour-cent de chances qu'au prochain tirage nous serions un...
Dimanche
Le père Grigonn aimait le Dimanche. C'était assez évident. Le Dimanche était certes un jour de repos, mais aussi un jour de dévotion. Si le Hasard (il aimait à dire "La Main du Seigneur") offrait un Dimanche aux Employés, il allait derechef faire une prière pour remercier son Dieu et commençait les préparatifs de l'office du lendemain. L'Église serait pleine, demain, et il pourrait revoir ses ouailles, leur porter la bonne parole et recueillir leurs offrandes.
Le Dimanche, on faisait bonne chère, et il se trouvait toujours un paroissien pour inviter le père Grigonn à déjeuner. Il aimait bien manger, le père Grigonn. Parfois ballonné par le succulent repas de la maîtresse de maison, il se tapait le ventre en répétant : "Ma foi, j'en serais presque à implorer le Tout-Puissant de faire que demain nous soyons autre chose qu'un Dimanche... Je vais finir par devenir obèse !"
Bien évidemment, tous les convives riaient, un peu gênés, de cette petite plaisanterie.
Samedi
Hoctenn aimait le Samedi. Comme tous les Employés. Mais ce Samedi-là, il l'aimait encore plus que les autres. Hoctenn était ouvrier, dans une fabrique d'ampoules et grâce à un heureux concours de circonstances, il avait été désigné pour assister au Tirage au Sort. C'était un immense honneur, et il avait pris bien soin de se vêtir pour la circonstance. Il y avait, dans le studio de télévision, une vingtaine d'autres Employés, comme lui, assis d'un côté du public. De l'autre, on reconnaissait sans peine une dizaine de représentants du Patronnat et des grands de ce monde. Hoctenn n'avait pas vu de prêtre. Les prêtres n'aimaient pas (officiellement) les jeux de hasard, même si à ce jeu-là ils aimaient gagner un jour de dévotions. Une fois sur sept.
L'heure approchait. Les Tirages au Sort se faisaient toujours à 20h, heure de la Capitale. Devant les témoins de l'assemblée, le maître de cérémonie ouvrait le coffre contenant les septs petites boules colorées désignant les jours de la Semaine. Il les faisait ensuite entrer dans la sphère transparente. C'est le Ministre du Calendrier lui-même qui venait enfin enclencher le début du tirage au sort, en appuyant sur le bouton. Tous les Terriens du système solaire retenaient alors leur souffle et au bout des trente secondes règlementaires, une boule sortait.
Le Lundi était bleu. Le Mardi était jaune. Le Mercredi était vert. Le Jeudi était orange. Le Vendredi était rouge. Le Samedi était blanc. Et le Dimanche était noir.
La boule du jour sortit. On discerna alors un "ouf" de soulagement chez les Patrons, un grognement amer chez les Employés et, des profondeurs des chaumières, on entendit les cris de joie des enfants qui avaient eu la permission de veiller jusqu'au Tirage au Sort. La boule était verte.
Mercredi
Zerlaï goûtait avec plaisir son troisième Mercredi du mois. C'était un mois faste. Il se souvenait que le mois dernier, la boule verte n'était sortie qu'une seule fois. Heureusement il y avait des Samedis ou des Dimanches qui compensaient cette pénurie de repos. Une fois son petit-déjeuner englouti, il fila hors de sa maison pour aller se promener aux alentours de l'Astroport. Il y avait toujours de l'activité par là-bas, y compris les jours chômés. Parfois, un pilote le laissait grimper en cabine. Et exceptionnellement, il pouvait toucher aux commandes. Seulement en présence du pilote, bien sûr. Les distractions n'étaient pas très nombreuses dans les environs et ces pilotes aimaient bien Zerlaï. Il était toujours prêt à rendre des menus services, comme courir chercher un café ou faire passer un message.
Il faut dire : la plupart des pilotes étaient Terriens, et ils n'étaient pas très à l'aise avec la micro-gravité. Zerlaï était né ici, lui.
Ce Mercredi-là n'était pas très chargé en nouveaux vaisseaux. Le tableau n'affichait que trois appareils en approche et un autre qui serait en partance dans six heures. Zerlaï fouilla le fond de ses poches et alla se chercher un soda. Le marchand le reconnut tout de suite :
- Hé là, Zerlaï, on dirait que la Patronne vous a à la bonne en cette période ?
- Hey ! Ma foi je ne m'en plains pas. Peut-être que les prières des Élèves ont été entendues par le grand Seigneur !
- Ces grandes prières je n'y crois pas trop. Si tu savais combien d'Employés prient tous les soirs qu'on soit un Samedi...
Zerlaï prit une courte gorgée de son soda, l'air pensif. Il se dirigea vers la grande baie vitrée de l'Astroport. Au loin, les étoiles brillaient comme des têtes d'épingle sur du velours noir. Au détour d'une rotation, un point un peu plus lumineux que les autres, pas tout à fait blanc, se détacha. Une projection holographique indiqua que c'était bien la petite boule bleue sur laquelle ses Ancêtres étaient nés. La Terre.
Il se demandait bien ce qu'il avait de commun avec un enfant de son âge qui habiterait la Terre. Est-ce que les autres enfants étaient aussi libres que lui les Mercredis ? Est-ce qu'ils jouaient aussi près des astroports ? Est-ce qu'ils attendaient eux-aussi les Tirages au Sort avec la même nervosité et la même impatience que lui ? Est-ce qu'ils avaient de l'argent de poche ? Est-ce qu'ils avaient le droit de boire le même soda que le sien ? Est-ce qu'ils regardaient, par leur fenêtre, le ciel nocture d'un Mercredi, pour penser à lui, Zerlaï, l'enfant né sur la station en orbite autour de Vénus ?
Jeudi
Marnie aimait le Jeudi. Elle ne savait pas trop pourquoi, elle avait du mal à l'expliquer. Son grand frère essayait toujours de l'asticoter à propos de cette lubie du Jeudi :
- C'est complètement idiot ! T'es complètement timbrée. Il sert à quoi ton Jeudi ? hein ? C'est un jour où on travaille, je veux dire tout le monde travaille. Sur Terre comme ailleurs. Le Mercredi on n'a pas école. Même le Vendredi a meilleure mine que ton "Jeudi" moisi !
Mais il avait beau s'acharner, Marnie continuait d'aimer son Jeudi. Elle tréssaillait chaque fois que le Tirage au Sort Calendaire commençait. Elle voulait tant que ce soit encore un Jeudi, et encore un, et encore un autre... Elle demandait sans cesse à son grand-père Hollos de lui raconter la fameuse semaine de l'été 38, quand le Tirage au Sort avait désigné quatre Jeudis... et à la suite ! Ah... ça faisait toujours sourire son bon grand-père... cette fameuse "semaine des quatre Jeudis".
En revanche, son grand-père lui avait aussi parlé de cette sombre année 67... et de ces 29 jours ouvrés sans discontinuer. Ni Samedi, ni Dimanche, pendant presque un mois. Les Employés étaient épuisés, exténués. Même si au début les Patrons s'étaient frotté les mains devant cette manne, ils s'étaient ensuite inquiétés en voyant se multiplier les arrêts maladie et les grognes des salariés. Enfin, après des semaines d'attente, un Samedi suivi d'un Dimanche et d'un autre Samedi avaient été tirés au sort, et tout le monde put souffler un peu.
Mardi
- Je vous assure, Monsieur le Ministre, que notre entretien ne durera que quelques minutes.
- J'y compte bien, Reïthu, j'y compte bien. Alors... Quelle nouvelle invention abracadabrante nous avez-vous concocté, depuis votre station Martienne ?
L'inventeur mit quelques secondes à réagir. En partie à cause du temps de transmission de la communication, mais surtout parce qu'il se sentait vexé par la question du Ministre.
- Eh bien, aucune, Monsieur le Ministre. Seulement, le résultat d'un petit calcul que j'ai fait ce matin... Vous savez, même pendant les jours de repos, mes petites cellules grises sont en éveil et je...
- Au fait, Reïthu, allez-en au fait... Vous savez combien nous coûtent les communications intra-planétaires ? Qu'avez-vous calculé ?
- Oui, donc, je vous disais que j'ai effectué un petit calcul statistique. J'ai tout simplement récupéré les archives des tirages des années précédentes et je les ai compilés, triés, analysés.
- Les tirages... vous voulez dire les Tirages des jours de la Semaine ?
- Oui, tout à fait. J'ai remarqué une légère tendance statistique... disons... anormale.
- Anormale ? Dans quel sens "anormale" ?
- Dans le sens où, et le Hasard en est peut-être la cause, on a assisté à un déséquilibre dans l'apparition de certains jours de la Semaine. Et ce, depuis une décénnie environ. Oh la tendance est assez faible, si faible qu'on n'arrive à peine à la déceler... Mais au bout de 3000 Tirages et quelques, il semble - je dis bien il semble que certains jours apparaissent moins fréquemment que d'autres.
- Vous déraisonnez, mon cher Reïthu ! Vous mettez en cause les lois de la probabilité ?
- Oh non, Monsieur, je ne peux pas nier que ces probabilités existent... Cependant, on observe une certaine forme "anormale" dans les résultats. Je vous adresse par là-même un ensemble de courbes qui indiquent très clairement la sous-représentation de certains jours par rapport à d'autres.
- Et... et lesquels, donc ?
- C'est bien simple. Il sort beaucoup moins de Samedis que de Lundis par exemple.
- Et alors ? C'est le Hasard, rien d'autre...
- Oh détrompez-vous, Monsieur... je n'ai rien contre le Hasard... Cependant il me semble qu'on obtienne en moyenne moins de 3 Samedis par mois. Et ce, depuis cinq ans déjà.
- Cher professeur... Ce sont des choses qui peuvent arriver.
- J'ai bien peur que non, Monsieur. Les lois de la probabilité désignent en effet qu'une telle situation est probable. Mais elle ne peut être le fruit du Hasard si on constate que les Dimanches ne sont pas frappés par la même raréfaction, et qu'en revanche, tous les autres jours de la Semaine se partagent les jours restants avec une parité sans faille. Si ce n'est...
- Si ce n'est ?
- Si ce n'est le Mercredi, qui arrive moins souvent que les quatre autres.
- Et qu'en concluez-vous, cher Professeur ?
- J'en conclus que si ces résultats persistent dans cette tendance, il faudra sérieusement inspecter le mode de Tirage au Sort. Parce qu'il me semble probable que les résultats favorisent les jours travaillés et raréfient les jours chômés. Comme si le Patronnat "tirait les ficelles", si vous me passez l'expression.
- Ces accusations sont très graves, Professeur. Seriez-vous prêt à en répondre ?
- Oui, Monsieur le Ministre. Et je me tiens totalement à votre disposition pour vous aider à découvrir la tricherie, si tricherie il y a.
- Très bien. Nous avons pris bonne note de vos conclusions. Nous vous recontacterons si besoin. Au revoir.
Une fois la liaison coupée, le Ministre prit une grande inspiration et se tourna vers son aide de camp.
- Dites à ces imbéciles du Tirage au Sort qu'ils arrêtent leur excès de zèle. Les Patrons n'auront qu'à être moins gourmands, mais nous ne pouvons pas risquer d'être découverts. On a de la chance que ce savant Martien soit si isolé du reste de la communauté scientifique et qu'il croie encore à l'honnêteté et l'indépendance du Ministère. D'ailleurs il faudra trouver un moyen de le réduire au silence. C'est dommage, c'est un grand scientifique. Mais dès qu'il s'ennuie, il se met à calculer des trucs. Le Mardi, il devrait chômer, comme tous les Martiens. Il aurait pu essayer de trouver un remède au mal de l'espace au lieu de faire de bêtes statistiques sur la Semaine. Vous prendrez contact avec le cabinet du Ministre des Affaires Interplanétaires, il comprendra la situation et fera le nécessaire.