Le Jouet des circonstances
Lun 24 décembre 2012
Ils sont venus la première fois début novembre. C'est vrai qu'on était en pleins préparatifs avant les fêtes, je ne les ai pas vus de suite. Ils étaient deux, dans leur grande robe noire. C'est Marinette qui les a repéré et m'a fait un signe de tête.
"Je crois que c'est des prêtres, Monsieur..."
J'avais crû mal comprendre. C'était assez incongru. Des prêtres, dans un magasin de jouets. Bizarre...
"Vous désirez ?"
C'est là que j'ai aperçu leurs cols romains... Juste en-dessous de leurs sourires hypocrites. Dans la paire, un seul parlait. L'autre se contentait de regarder alentours, en prenant bien soin de surveiller la porte.
"Bien le bonjour monsieur... Nous sommes très heureux de vous rencontrer."
Leurs mains étaient moites, leur poigne assez désagréable. Ils avaient l'air très sûrs d'eux. Je me demandais quelle pouvait être la motivation d'une paire de curetons à fréquenter mon établissement.
"Ça fait peu de temps que vous êtes installé, non ?"
"Oui, trois mois, à peine... On démarre... Vous chercher quelque chose en particulier ?"
"Pas particulièrement, nous regardons... Vous savez, nous avons des familles, parfois... Des neveux et des nièces."
"Oui, je me doute..."
"Ce sont de très beaux jouets, n'est-ce pas ? En bois, très bien faits"
"Oui. De fabrication française, la plupart du temps. Nous aimons vraiment les beaux objets."
"Ça brûle facilement, ces jouets ?"
La question m'avait un peu scotché. Je bredouillais :
"Euh... oui, non... Enfin, ils sont plus ou moins traités contre les incendies... Les normes sont assez strictes. Mais je présume qu'au delà d'une certaine température... Ils brûleraient."
"Vous êtes assuré contre l'incendie ?"
"Oui, bien sûr, forcément. C'est obligatoire."
C'est à ce moment-là qu'une cliente est entrée. Précipitamment, les prêtres ont écourté la conversation, en me remerciant vivement et me félicitant pour ce magasin et me souhaitant prospérité, avec des ronds-de-jambe et des courbettes du plus bel effet. Avec Marinette, on s'est regardés, un peu interdits. Et la journée a suivi son cours.
Quelques semaines après, les mêmes soutanes ont franchi la porte. Même jeu que la première fois : un seul parlait pendant que l'autre regardait ailleurs. Leur paroles étaient empreintes de la même hypocrisie.
"Noël approche ! Ça doit vous faire plaisir de voir arriver cette époque de l'année, pas vrai ?"
"Oui, c'est certain. On fait toujours beaucoup de ventes en cette période de l'année... La trêve des confiseurs, tout ça..."
"Oui, les confiseurs. Justement, on en vient, on est allés leur faire un petit bonjour en passant. Ils ne doivent pas chômer les chocolatiers. Se rappeler à leur bon souvenir, c'est tout de même la moindre des choses."
"Oui, certainement, certainement mon père... vous veniez pour quelque chose en particulier ?"
"Oh, si peu de choses. Mais vous savez, nous sommes très heureux de voir que la vie du quartier est toujours aussi développée, surtout grâce à des établissements aussi florissants que le vôtre, en cette saison bien sûr."
"Oui, c'est de saison. Excusez-moi, je vois une cliente qui a besoin de mes conseils, vous permettez ?"
"Évidemment, Monsieur, évidemment."
Pendant que j'aidais cette mère de famille, le prêtre qui n'avait pas soufflé mot depuis le début (était-il muet ? est-ce possible un prêtre muet ?) avait mis la main à la poche et sorti une enveloppe. Il la posai sur mon comptoir, juste à côté de la caisse enregistreuse, puis les deux ensoutanés filèrent à l'anglaise, avec une fois de plus tout ce qu'on peut avoir d'affabilité feinte dans la voix.
Ce n'est qu'en fin de journée que j'ai eu la présence d'esprit de regarder le contenu de l'enveloppe (avant Noël on a mille choses à faire dans un magasin de jouets, et cette enveloppe, même mystérieuse passe après les clients).
Un mot, plié en quatre, se trouvait dans l'enveloppe, et disait simplement :
"Nous serions ravis de recevoir votre contribution à nos oeuvres dans l'enveloppe ci-joint. Comme c'est votre première année, nous ne vous demanderons qu'un pourcentage très faible (5%)"
J'étais abasourdi ? Des prêtres ? Qui font du racket ! Ce devait être une blague, de très mauvais goût. Ce pouvaient être aussi des gens se faisant passer pour prêtres, des escrocs ! De toute manière j'avais décidé d'appeler l'évêché dès le lendemain.
C'est le secrétariat de l'évêque qui me répondit, et qui fixa un rendez-vous "de toute urgence" pour l'après-midi même.
L'évêque me reçut donc dans son bureau. Il avait l'air absolument serein, comme s'il ne s'inquiétait absolument pas de ce qui se passait dans son diocèse. En me servant une tasse de thé, il me mit à l'aise, me demandant des nouvelles de mon échoppe, si la période n'était pas trop fatigante, etc... J'étais complètement estomaqué.
"Vous savez"... continuait-il en touillant son thé - je remarquais que c'était totalement inutile, vu qu'il n'avait pas mis de sucre dedans, je me disais que ça devait être une vieille manie - comme quoi on peut penser à n'importe quoi dans n'importe quelle circonstance.
"Vous savez... Nous avions remarqué que Noël nous avait totalement échappé. Il était inéluctable que, la finance et le commerce engloutisse tout. L'argent-roi a largement échappé à notre contrôle et a dévasté les valeurs de notre société. Il a remplacé allègrement la religion pour certains, et nous le déplorons, car ce Veau d'Or n'est porteur que de valeurs néfastes pour l'Humanité dans son ensemble. C'est bien sûr à notre corps défendant que nous voyons les marchands du temple violer l'esprit de Noël en gavant les brebis égarées de tentations auxquelles elles sont bien en peine de résister. Qui se souvient encore parmi les commerçants que Noël marque la naissance du Christ ?"
L'évêque marqua un temps... Puis il monta le ton.
"Vous savez quel est le chiffre d'affaires de la fête de Noël ? Tout ça parce que le dieu-argent a volé ce testament, a perverti cette fête en débauches de dépenses et de repas gargantuesques."
Sa voix redevint calme, presque un murmure.
"Nous ne faisons que reprendre une partie de ce qui nous revient. Noël est une fête religieuse et les commerçants ont détourné l'esprit des gens. Il est juste de penser que l'Église mérite une compensation. Après tout, c'est bien grâce au Christ Notre Sauveur et sa naissance que vous arrivez à faire un bénéfice conséquent aux alentours de Noël... Vous n'êtes pas d'accord ?"
C'est à ce moment précis que j'entendis une porte s'ouvrir et les deux prêtres qui étaient venus à ma rencontre sont entrés dans le bureau de l'évêque.
Leur air affable avait totalement disparu. J'avais plus l'impression d'avoir à faire aux tontons flingueurs qu'aux pères tranquilles.
Je mis la main au veston et je dis simplement :
"Cinq pour cent, c'est bien ça ?"