Pollens

Dim 05 mai 2013

Je sors de la rame, je saute littéralement les marches de l'escalier quatre à quatre pour déboucher sur un océan de lumière blafarde, vaguement empoisonnée par les rares gaz d'échappement des rares voitures roulant sur le bitume.

En courant presque, je checke une dernière fois le Dernier Statut. Sept cent millions d'humains ont du soupirer d'aise en lisant comme moi : rien à signaler. C'est loin d'être rassurant, mais au moins ce n'est pas inquiétant.

Le laboratoire ne paie pas de mine, de l'extérieur, du moins. Je slide en douceur vers le comptoir d'accueil, tendant le précieux sésame imprimé quelques heures plus tôt : un e-mail du Professeur Andreven m'autorisant à une entrevue avec lui. La secrétaire lit le papelard en mâchonnant son stylo à bille sans la moindre élégance. Elle me regarde ensuite par-dessus ses lunettes. J'ai l'air essoufflée, débraillée, en proie à une panique cosmique. Le Professeur Andreven ne donne jamais d'entrevue, il ne parle jamais à aucun journaliste. C'est tout juste s'il participe à une poignée de conférences dans l'année, en catimini et la plupart du temps via une webcam. L'email est pourtant authentique. Elle ne s'attendait peut-être pas à ce qu'une journaliste débarque à 5h30 du matin.

La secrétaire me fait mollement "gnièmétage" en me rendant le papier. Je reprends ma course dans les dédales d'escaliers et je stoppe brutalement devant la porte où seule une petite plaque en carton indique : "Jean-Bernard Andreven - Nanotechnologies". Je reprends brièvement mon souffle, je tente un recoiffage aussi imprécis qu'inutile en m'aidant de mon reflet dans la poignée de porte et je cogne trois coups brefs.

Silence.

Pas question d'attendre. J'entre.

Andreven est face à la fenêtre, dos à la porte. Tout autour de lui gravitent des multitudes de minuscules points noirs : ses créations, vraisemblablement. Je remarque en un clin d'oeil qu'un des nombreux écrans du labo est pointé sur la Dernière Webcam.

Quelques micro-robots viennent à ma rencontre en voletant nerveusement. Ça me fait flipper quelques secondes mais ils abandonnent rapidement. Je ne les intéresse pas.

"Professeur ?"

"Des années, des DÉCÉNNIES !"

"Euh... oui ?"

Il se retourne brutalement, pointant du doigt l'écran de la Dernière Webcam.

"Je leur ai dit. JE LEUR AVAIT DIT ! Mais leur vision étriquée, à court terme. Voilà où on en est, voyez ! voyez !"

Il tremble.

"Je... euh... Flore Prazier, journaliste scientifique, vous vous souvenez peut-être que..."

Il m'interrompt d'un revers de main, se dirige vers un des postes de travail qui ronronnait là. Deux clics et les insectes miniatures regagnent tous leur abri : une boîte en plastique transparent vaguement en forme de ruche, dans laquelle tout ce petit monde s'aligne en rang d'oignon. Je remarque alors que le bourdonnement a cessé, je ne m'étais même pas rendu compte à quel point ces machins volants étaient bruyants.

Il m'indique une chaise, s'assied en face de moi. Il plonge son regard dans le mien, longuement.

"Vous enregistrez ?"

"Dès que vous serez prêt."

"Je le suis. L'êtes-vous ? Êtes-vous prête à entendre le glas ?"

Je frissonne. Et j'appuie sur le petit bitoniau rouge. Il prend une grande inspiration et se lance.

"Je suis Jean-Bernard Andreven, et j'ai conçu la seule chose qui pourra sauver l'Humanité. J'imagine que vous êtes tous au courant. La Dernière Ruche de notre planète est moribonde. Les pesticides, les pluies acides, les prédateurs de tous genres ont quasiment démoli les meilleurs pollinnisateurs de la nature. Des collègues chercheurs en biotechnologies ont bien essayé d'élever des espèces génétiquement programmées pour résister aux attaques, en vain. Leurs tentatives sont vouées à l'échec. Lorsque la Reine de cette Dernière Ruche aura disparu, l'Humanité n'en aura plus pour longtemps. La pollinisation est la seule et unique assurance que la biodiversité perdure dans le monde végétal. Sans quoi nous serons soumis au diktat des firmes OGM, qui nous servent déjà des végétaux clonés indéfiniment. Quelles carences peut-on déclencher en ne se nourrissant que de la même fibre éternellement reproduite ? Nous savons tous que c'est une longue marche vers un problème de santé publique majeur. Et nous savons également qu'avec la disparition de l'agriculture pollenisée, les prix, qui ont déjà atteint des records de hauteur vont exploser. Qui pourra se payer les derniers raffinements OGM ? Toujours les mêmes. Vous le savez, aussi bien que moi, la moitié de la population est déjà menacée ; il y aura des morts de faim, il y aura des révoltes, des révolutions, des conflits. Le chaos."

Le professeur fait une courte pause. Il fait un bref aller-retour vers un clavier, tape deux commandes et un nanorobot vient se poser sur sa main.

"C'est pourquoi j'ai conçu ceci. C'est une abeille. Ou plutôt, un robot qui a toutes les fonctions de l'abeille, sans ses vulnérabilités naturelles. C'est le prix de 10 ans de recherche en nanotechnologies, des milliers d'heures de travail, et les derniers prototypes nous ont donné entière satisfaction. Ces nanoBees sont dotées d'appendices capables de polliniser n'importe quelle fleur, plante, arbre fruitier. Elles tirent leur énergie du soleil, pour partie, mais sont capables de se recharger dans leur Ruche. Oui, nous avons également conçu des Ruches permettant de stocker les nanoBees pour qu'elles se rechargent." Je fais un petit panoramique pour montrer la Ruche.

"Les nanoBees nécessitant une recharge entrent ici, et sortent par là. De sorte que ce sont toujours les robots les mieux chargés qui seront les premiers à entrer en fonction. Ces nanoBees n'ont pas de Reine. Elles travaillent sans relâche, jusqu'à leur dernier microwatt. Elles ne produisent pas de miel, certes, mais elles sont invulnérables aux pesticides et aux produits de l'industrie. Elles ne piquent ou n'agressent pas l'Homme, il n'a aucune raison de les pourchasser ou les piéger. Elles ne servent qu'une seule cause : la reproduction des espèces végétales. C'est l'avenir de l'Humanité qui est en jeu. Nous arrivons à produire des nanoBees au rythme de une par jour. Mais pour sauver... pour nous sauver tous, il nous faut accélérer cette production, un milliard de fois plus. Nous avons besoin de ces Ruches, nous avons besoin de ces nanoBees..."

Tout en me parlant, tout en s'adressant directement à ma caméra, il tremble.

"Nous poursuivons nos recherches. Nous sommes même en bonne voie pour disposer de nanoBees capables de se réparer entre elles, en cas de panne ou de détérioration. L'espoir. L'ESPOIR de notre peuple est entre nos mains. Nous n'avons plus le choix : il faut que vous nous aidiez, à présent. Les plans de ces nanoBees sont désormais disponibles, déposés dans le domaine public. Quiconque veut en fabriquer, de une à cent milliards peut le faire. Nous n'avons plus le temps de faire du profit. Nous n'avons plus le temps de profiter. Nos jours sont comptés. Faites vite."

J'attends deux minutes avant de couper l'image et le son. Je suis émue. Je comprends vraiment pourquoi Andreven a décidé de nous parler. Je me lève pour le saluer, je tends le bras, mais Andreven ne fait pas un geste pour me rendre ma poignée de main. Il reste hypnotisé par sa nanoBee, au creux de sa main.

Je lui fais : "Le reportage sera diffusé en boucle, je vous le promets"


"Qu'en pensez-vous, Zerteen ?"

"J'en pense que nous avons un adversaire enfin à notre taille, Monsieur."

"Hum. Ce type, là, ce Professeur Andreven, balance au monde entier une solution parfaite pour nous éliminer du jeu et vous raisonnez comme si nous n'avions affaire qu'à un léger contretemps..."

"C'est un léger contretemps, Monsieur, ni plus ni moins."

"Comment donc ?"

"Ces nanoBees sont peut-être insensibles aux pesticides, mais elles ne sont pas invulnérables, ni indestructibles. Un robot, ça tombe en panne. Les champs magnétiques, l'électricité, l'humidité... toutes les armures ont leur point faible, Monsieur. D'autant que... les plans sont publics, Monsieur, il nous sera facile de repérer une faille et de l'exploiter."

"Merci, Zerteen, merci pour votre clairvoyance... D'un seul coup, mon verre de vin a meilleur goût."


Un garage, un sous-sol, rempli d'écrans plus ou moins en état de marche.

Deux ados, plongés dans les plans des nanoBees v1.0.0.

L'un d'eux pointe du doigt un circuit, et remonte doucement vers une dérivation. L'autre hoche la tête.

"Il faut améliorer ça."

L'autre fait :

"On peut améliorer ça".

Le premier dit :

"Et il faudra envoyer le patch."