L'or brun
Mer 30 octobre 2013
5kg de pure brune, origine colombie, 120 EUR le kilo. Teneur en CHNO garantie
Ce petit mot griffonné sur un post-it, suivi d'un lieu et d'une heure de rendez- vous. Ce petit rayon de bonheur qui allait illuminer un morne trimestre. Pas une seule éclaircie depuis des semaines, des mois dans mon petit trafic. Le récent coup de filet des Anti-C avait fait un sacré nettoyage par le vide. Le marché avait été complètement désintégré... Les rares survivants (y compris ma petite personne) tentaient de remonter l'activité petit à petit... mais... prudence, hein. Tout le monde craignait que les Anti-C ne nous donnent le coup de grâce.
Comment j'ai pu passer au travers des mailles ? Le bol, la chance, le coup de cul total : un décès dans la famille, à quelques centaines de kilomètres, enterrement et lecture de testament à la clé, de quoi me trouver largement trop loin pour qu'on décore mes jolis poignets de petites menottes.
Pour dire : j'avais vidé mon petit stock perso avant de partir, l'air de rien. Si j'avais voulu totalement m'innocenter, j'aurais pas fais plus exprès que ça. Enfin. Vidé. J'avais usé de mon droit à la "consommation personnelle mesurée" comme on dit dans les manuels. Pour une fois que j'avais moi aussi droit aux délices enivrantes de l'or brun...
N'empêche que. Cinq grammes par jour et par tête de pipe, c'était pas ce qu'on pouvait appeler une intoxication. Merci la prohibition, en tous cas. Elle m'avait ouvert un beau marché. Même si en ce moment.
Ça vibre dans ma poche. Sur le smartphone, la tronche de l'Impala.
- Zo ?
- Quatorze heures, au rond-point.
- Ça reprend ?
- On dirait. Faudra être prudents, faudrait pas se faire un claquage, hein ?
- On double la couverture alors. J'appelle Kerouac.
Bon vieux Ker. Pas plus beatnik que le ricain qui tapait la route, mais pur Breton par sa mère et pur beurre par son père. Son vrai blase, c'était Ker-chépaquoi mais comme on n'avait jamais réussi à le prononcer sans faire trois fautes, il était devenu Kerouac. Il n'avait pas essayé de nous en empêcher. Ça voulait sûrement dire que ça lui plaisait.
En tous cas, en mesures impériales ou du point de vue du système métrique, son quintal et demi et ses sept pieds de haut avaient des vertus apaisantes dans le milieu. Il réclamait sa part des bénéfices quand la transaction se passait bien. Normal. Mais en ces temps troublés, il valait mieux racler un peu sur les bénefs que se retrouver troué par le piolet d'un névrotos dont les synapses baignaient dans un peu trop de CHNO.
Quand je me pointe sur le lieu de rendez-vous, je ne les vois pas, ni Ker ni l'Impala. Mais je sais qu'ils sont là. J'attends les cinq minutes nécessaires à la petite descente en pression et j'entre "en scène". Le rond-point, aucun intérêt. Ce qui est amusant, c'est le tunnel piéton qui coupe par en-dessous. Pendant que ça girouette en surface, les profondeurs sont bien discrètes, sombres, un poil bruyantes, juste ce qu'il faut pour que ce soit assez désagrable. Pas envie de s'éterniser. Les deals sont rapides. Et les flics auront pas envie d'y planquer un micro ou de faire leur maraude.
Le vendeur est déjà sur place quand je sors de l'ombre. Il a un mouvement vers moi, puis il s'arrête. Ça le fait toujours avec les petits nouveaux.
- Zo ? T'es une fille ?
- Quel sens de l'observation... Ça change quoi ? Ça me donne une réduction, au moins, non ?
- Euh, ouais, non... enfin, je voulais dire, y'a pas de soucis que tu sois une fille, tu vois. C'est que... y'a pas beaucoup de nanas dans le trafic, tu vois.
- Ben j'en n'ai rien à faire de tes considérations statistiques, "tu vois". La marchandise. C'est où ?
Il sort un petit sachet de sa poche. J'allume mon petit stylo torche. La couleur a pas l'air dégueu. C'en est. J'ouvre, je goûte quelques microgrammes en me léchant le doigt. Remarquable. Si le reste de son stock est du même tonneau, ça va être facile à écouler. Surtout depuis la pénurie de ces derniers temps.
- Pas mal.
- Pas mal ? Juste "Pas mal ?". Mais c'est la meilleure C depuis la rafle !
- Ah ça c'est sûr que vous êtes si peu nombreux à avoir survécu que c'est pas difficile d'être dans le trio de tête, pas vrai ?
- Ben justement. L'offre et la demande, tu vois ? Si tu veux de la qualité comme ça, t'as pas le choix, on est hyper-bien placés sur le marché du haut de gamme, tu vois ? Alors si tu veux ma came, tu le dis ou alors on dégage, tu vois ?
- Tu en demandes beaucoup. Le marché n'est pas franchement florissant, justement.
- Hé, tu vas pas essayer de m'entuber... t'as beau être une fille, ça change que dalle. Je vends, tu achètes ou pas. J'te signale qu'on prend beaucoup de risques pour faire rentrer 5kg de Colombie. Cent-vingt le kilo, ça fait 600 EUR et personne ne marchande avec moi, tu vois ? Si tu découpes ça en petites doses, ça te fait un beau pactole, tu vois ?
Il commençait à me taper sur le nerf optique avec ses "tu vois", mais sur le fond, il avait raison, à 200%.
- Où est le reste ?
- Où est l'argent ?
Je sors ma liasse. Ses yeux s'illuminent dans le tunnel. Un second type sort de l'ombre, il a un gros sac de sport en bandoulière. Le vendeur lui fait signe de s'approcher. Il pose le sac au sol et les deux compères s'éloignent sans se retourner. J'émerge en pleine lumière. J'ai 5kg d'or noir sur moi. Je fais tout mon possible pour avoir l'air de transporter 5kg de fringues sales, mais toute cette came, ça me fait quand même trembler un petit peu.
Je kicke. Je file en souplesse. Aucune sirène, aucune voiture banalisée à l'horizon. Demain, je vais pouvoir reprendre la vente.
J'ai déjà deux bons clients en vue dans mon carnet d'adresse mental. Des durs, des vrais à qui il faut une dose massive tous les jours. Ça doit faire trois semaines qu'ils n'ont pas eu leur or brun, réserves épuisées, ils doivent être carrément aux 36ème dessous. Ils bossent dans l'informatique, si j'ai bien compris et dans ce milieu, il paraît que ça fait partie des incontournables. Sont capables de me prendre un kilo d'un coup, juste pour ne pas subir une nouvelle pénurie.
Si je me débrouille bien, rien qu'avec ces deux ingénieux ingénieurs, je peux déjà me rembourser de mes 600 EUR. Sont souvent sympas avec moi, les geeks. Il paraît qu'ils sont bons en maths. Moi tout ce que je vois c'est que dès qu'on leur approche une dose en provenance de Colombie ou de Brésil, c'est l'hystérie collective. Et alors leur machine à calculer interne elle débloque complètement. Sont capables de dépenser des sommes délirantes pour ressentir le grand frisson de la CHNO.
De retour à l'appart, L'Impala et Kerouac m'attendent patiemment. J'ai jamais compris comment ils faisaient pour me devancer en tous lieux et à tout instant.
Je les fais monter, un grand sourire aux lèvres. Je re-checke le contenu du sac. Y'a bien les cinq mille grammes. L'Impala prend sa part ; 500g. On fait quelques calculs savants et Kerouac récupère 250 EUR pour sa peine.
Mes deux anges protecteurs étaient désormais bien calés sur le canap défoncé du salon. Ils m'attendaient au tournant. Ça faisait partie du folklore des dealers de C. Je racasse trois-quatre bidules dans mon casserolier et j'exhibe ma cafetière italienne en inox et poignée de bois.
- Je sais pas ce que vous en pensez, mais je gratterai bien quelques grammes sur notre nouvelle marchandise pour faire trois bonnes tasses. Ça vous tente ?