Hasessdézy 1ère partie
Lun 23 décembre 2013
C'est l'oiseau du matin qui m'a réveillé. J'avais passé la nuit en bordure de caverne, juste devant le foyer qui fumait encore à peine. Les loups avaient tendance à un peu trop s'approcher en ce moment, et comme Archem avait eu notre petit dernier il y a 4 lunes de cela, ça me rendait un peu nerveux d'imaginer leurs grands crocs déchirer notre fils pendant la nuit.
Après avoir remis un peu de petit bois pour faire reprendre le feu, je me préparais à aller au travail. Cela faisait maintenant six saisons que j'étais préposé à la sagaïe dans le clan Hasessdézy, et ma foi ça ne se passait pas trop mal. Le chef de clan ne comprenait rien à rien, et surtout pas la chasse, mais malgré son incompétence, nous avions eu quelques succès, notamment ce couple de mammouth qui nous était tombé dans les bras récemment. Toute la région en avait parlé, et notre troupe de chasseurs avait gagné une grande renommée.
On s'était juste pris un savon monumental par notre chef, qui ne nous avait commandé qu'un seul mammouth, et il avait fallu négocier âprement avant de lui faire comprendre que ces deux bêtes-là pourraient nourrir notre clan et les hordes alentours pendant au moins deux lunes.
Avant de partir, je vérifiais que ma peau de bête était bien ajustée, sans trop de poussières et de brindilles accrochées dedans, et Archem me fit bien les recommendations d'usage :
- Echoum, n'oublie pas de nous prendre quelques baies en passant... les beaux quartiers de viande, ça va un moment, mais ce serait bien mieux pour notre famille si nous pouvions varier un peu le menu.
Je me retins de soupirer une fois de plus. Cette manie qu'elle avait de vouloir absolument un régime omnivore... Mais je me dis que ça ne nous ferait peut-être pas trop de mal de manger quelques fruits.
À mon arrivée au travail, c'est Onki qui fut le premier à me saluer. Il se trouvait juste à côté de la pierre creuse, dans laquelle les femmes avaient préparé de l'eau-marron. Même si ce n'était qu'un cueilleur, nous avions plutôt de bons rapports. Évidemment, c'était un peu la bonne planque pour lui, on se faisait rarement dévorer par un arbre fruitier. Mais cueilleur, ce n'était pas un métier pour moi. Ça manquait de prestige et d'adrénaline.
- Alors Onki, toujours aussi matinal ?...
- À ce que tu vois, oui, Echoum. Comment va ta famille ? Le petit dernier est toujours en vie ?
- Oui, toujours. Je crois qu'il vivra plus longtemps que ses frères, celui-ci. Et toi ?
- Ah, ne m'en parle pas. Tinaï n'arrête pas de me harceler pour qu'on fasse un nouvel enfant. Elle veut absolument me donner un fils... Mais ma caverne est si mal placée.. On dirait que tous les prédateurs connaissent l'adresse et se donnent rendez-vous pour dévorer nos enfants. Je ne suis pas sûr d'avoir envie d'enterrer encore un de nos enfants.
- Je te comprends. Sinon, quelles nouvelles du département des Cueilleurs ?
- Oh ben malgré la météo, la récolte est assez bonne. On est largement au-dessus des prévisions. Et vous ?
- Ah. Ça, le gibier, pas facile à prévoir. Il se cache en ce moment, on a beaucoup de mal. Et puis, tu sais... Dongi...
- Ah, oui, "Dongi"... Toujours aussi... euh... maladroit ?
- C'est un euphémisme. Tiens, voilà Ozem. Bonjour cousin !
- Bonjour Echoum, bonjour Onki. Tes sagaies sont prêtes ? Dongi veut absolument qu'on parte aujourd'hui en chasse dans les territoires de l'Est.
- Quoi ? Quoi ? Il nous refait le coup de la prophétie de la cascade ?
- Tout juste. Allez, dépêche-toi de boire ton eau-marron, on file en réunion.
Ah. La Réunion. Une mer de mots pleins de symboles incompréhensibles, de galimatias de théories fumeuses sur la position du soleil et de la lune, sur le sens du vent et la taille des brins d'herbe, Dongi nous assommait littéralement pendant ces réunions. Lui qui ne quittait jamais le sol rocailleux de la grotte des Hasessdézy, il nous expliquait quand, comment et surtout pourquoi nous devions aller chasser une antilope dans tel territoire, et maintenant.
La réalité du terrain ? Aucun intérêt pour lui, qui n'était ni bon à la chasse, ni même à la cueillette (une blague circulait dans nos rangs racontant comment il avait failli s'empoisonner la seule fois où il avait cueilli une baie). Alors comme il ne savait rien faire, il était devenu notre chef.
Dongi était déjà surexcité quand nous sommes arrivés près de sa paroi du Point-Pouvoir.
Il avait dû passer la nuit à dessiner sur son mur des schémas de chasse à la stratégie plus que douteuse. Malgré les tremblements de la torche, j'arrivais à distinguer notre prochaine cible : un troupeau de gazelles. Dongi avait décrit dans le détail notre approche par un premier tableau dans lequel les rabatteurs décrivaient un grand arc de cercle et poussaient les gazelles vers la falaise.
Il avait ensuite apposé sa main en repliant deux doigts pour qu'on comprenne qu'il ne fallait ramener que trois gazelles. Il voyait large. Ces gazelles couraient vite et longtemps et même si elles étaient prises au piège, nous n'étions pas forcément assez nombreux pour arriver à en prendre trois d'un coup.
- Trois gazelles, voilà votre objectifs, ceux que la Cascade m'a annoncé. J'ai écouté son chant, son flot m'a indiqué que les gazelles étaient à l'Est, et que nos valeureux chasseurs devaient faire route vers la falaise pour précipiter les bêtes. La Lune vous protège et le grognement du Sanglier Céleste barrera la route aux prédateurs.
C'était le genre de débilités qu'on avait l'habitude d'entendre pendant ses fameuses réunions. Une stratégie foireuse compte-tenu des effectifs, un objectif impossible à atteindre (ce qui lui donnera l'occasion de se défouler sur nous si nous échouons - et nous échouerons) et un blabla cosmique que même un Shaman des Montagnes n'aurait pas osé déblatérer.
Une voix s'éleva quand même (je reconnus Ozim, un autre de mes cousins) :
- Euh... Chef Vénéré... il me semble que les éclaireurs ne sont pas rentrés pour nous signaler ce fameux troupeau de gaz...
- Silence ! Silence ! Vermisseau ! Que sont les yeux des éclaireurs quand la Cascade nous a parlé ? Que peuvent-ils voir alors que la Cascade nous a tout indiqué : le lieu, la stratégie, les proies ?
- C'est que... je ne peux m'empêcher de penser à la dernière fois quand la Cascade nous avait indiqué un troupeau de Mammouth et que nous n'étions revenus qu'avec une famille de lapins, alors...
- Je n'ai que faire de vos sarcasmes ! Si la prophétie de la Cascade n'avait pas été accomplie, c'est que nous avions dans nos rangs des blasphémateurs dans ton genre. Si tu ne crois pas en la Cascade, tu peux tout simplement partir, quitter Hasessdézy et aller chasser comme bon te semble.
Ozim haussa les épaules. Il en avait eu plus qu'assez, alors il prit ses sagaies et tourna les talons.
- On verra si tu ne reviendras pas en rampant, comme les autres, affamé et suppliant de revenir. Comment un chasseur comme toi, seul peut espérer nourrir sa famille ? Des lapins ? Des moineaux ? Quelques baies et des racines. Voilà ce que tu mérites, voilà ce qu'il mérite, celui qui blasphème la Cascade.
Nous n'étions déjà pas assez nombreux. Je vis d'un assez mauvais oeil le départ d'Ozim. La mission de Dongi était vouée à l'échec.
Au retour de la chasse, seul trois lanceurs de sagaie et deux rabatteurs revinrent. Huit d'entre nous avaient péri. En effet, il y avait bien quelques gazelles dans le territoire décrit... Mais extrêmement loin de la falaise. À force de cris et de gesticulations, nous avions tout de même réussi à en isoler quelques-unes au bord du précipice... Mais nos cris avaient également attiré une meute de loups qui ont profité de l'occasion. Nous pensions devoir être ceux qui acculaient le gibier au bord de la falaise, et c'est nous qui sommes devenus gibiers, coupés de toute retraite, avec le vide derrière nous.
Ce fut la panique totale ; entre les gazelles qui couraient et sautaient dans tous les sens (y compris dans le gouffre, sur ce point Dongi avait presque réussi sa stratégie) ; nos rabatteurs qui eux aussi essayaient tant bien que mal de fuir les loups et nous, qui devions à la fois sauver nos vies, celles des rabatteurs et essayer au passage de planter une sagaie dans une gazelle, histoire de ne pas rentrer les mains vides.
Une calamité. Je commençais à envier Ozim qui n'avait pas hésité à prendre la fuite et aller voir ailleurs si le gibier n'était pas plus tendre.
Mais comment faire ? Sous sa chevelure hirsute, Dongi avait parfois la sagesse de voir juste : un chasseur seul n'est rien. C'est la meute des chasseurs, correctement organisée qui ramènera du gibier. Même si son délire de Cascade qui parle semble incroyable, il faut se faire une raison : Hasessdézy est le seul moyen pour moi de me nourrir avec ma famille. J'ai des enfants, dont un petit qui ne saura pas marcher avant plusieurs saisons. Je ne peux pas lâcher mon travail.
Dès le lendemain, nous eûmes une réunion des plus cruciales. Ambiance désespérée, de longs sanglots envoyés en direction de nos disparus, des paroles vides de sens que je n'ai pas eu le courage d'écouter.
Et à la surprise de tous, Dongi prit la parole de la manière suivante :
- La chasse ne peut pas s'arrêter ainsi. Nous allons prendre notre courage à deux mains et nous relever. Nous ne sommes pas des homnidés pour rien. Nous sommes au sommet de l'arbre de l'évolution, nous sommes les plus grands super-prédateurs de notre temps. Grâce à notre astuce, grâce à notre courage et grâce aux paroles de la Cascade, nous saurons nous sortir de ce faux-pas.
Stupéfactions.
- J'ai beaucoup réfléchi la nuit dernière, et j'ai échafaudé un plan.
Grimaces.
- C'est assez simple, il nous suffit de faire un plan de restructuration. Nous allons transférer des éléments du département cueillette pour aller aider les chasseurs. Pendant ce temps, nous allons recruter des jeunes pour les former à nos différents métier, et peu à peu combler les manques dans notre organisation.
Nous étions à l'agonie.
C'est ainsi que commença le Temps des Stagiaires.
Fin de la première partie