Je ne le vois pas
Dim 31 août 2014
Je ne suis pas un illuminé, je ne suis pas un mystique. Je ne prends pas de drogue, ni de psychotrope, je n'ai jamais abusé de boisson.
Et pourtant, je ne le vois pas.
Ça avait commencé au collège, il me semble. Des élèves qui marchaient près de moi s'écartaient, prenant un large virage, tantôt sur ma gauche, tantôt sur ma droite. Je pensais être un paria, un de ces élèves rejetés parce que différent, parce qu'il n'a pas les "bonnes" fringues, les beaux stylos, les beaux cartables, la bonne attitude. Mais c'était étrange, tous ces écarts ; et ce regard un peu éberlué.
Les garçons, les filles, les profs. Tout le monde avait ce même regard. J'avais l'impression d'être une bête étrange, à la fois effrayante et dégoûtante. Ça m'arrangeait, je dois dire. Personne ne m'adressait la parole, sauf par obligation. Même au moment des carnets de note, je remarquais que le professeur principal n'osait pas trop s'approcher de mon bureau. Il lançait le carnet plus qu'il ne le donnait.
À la fac, j'aurais dû me douter qu'il y avait quelque chose. Habituellement, les travaux pratiques se faisaient à deux. Je n'ai aucun souvenir d'un TP fait en équipe ; jamais. Et parfois certains étudiants faisaient leur travail à trois, on aurait quand même pu m'affubler d'un binôme à un moment donné. Eh bien non.
Mais ça m'arrangeait. J'avais de toute manière de bonnes notes, même sans aide.
Et ce regard vers moi, toujours le même. Ce mélange d'incompréhension et de malaise.
Je ne le vois pas.
Débuts un peu cahotiques dans ma carrière professionnelle. Mais l'époque voulait sans doute cela, aussi. Périodes de crises diverses et variées, toujours propices à la morosité. C'était pas la crise pour tout le monde, hein. Je devais être né à la mauvaise période, celle qui broyait les rêves des jeunes comme moi.
J'ai bradé mon diplôme pour enfin avoir une ligne de CV à montrer au suivant. Grand groupe informatique, service compta à la chaîne. Je chiait littéralement des chiffres à longueur de journée et j'en cauchemardait la nuit. Le bon côté, c'était qu'on me payait suffisamment pour vivre à peu près normalement. Le bon côté, c'est que le service compta d'un groupe comme celui-ci, tout le monde préfère faire en sorte qu'il n'existe pas. Je n'existais pas pour l'immense majorité de mes collègues et encore moins pour l'Élite qui me faisait manger. Les ingénieux ingénieurs qui avaient le malheur de me croiser dans l'ascenseur ou dans un couloir détournaient leur regard pour ne pas avoir à contempler ma pitoyable présence.
J'entrais dans le bureau à 8h30 tapantes, suivi quelques minutes plus tard par la cohorte de mes trois autres compagnons d'infortune. Jamais aucun ne m'a dit "bonjour" ou m'a serré la main. À midi, je partais déjeuner au self. J'étais seul à table et ce, même si le restaurant était bondé et que des employés étaient debout, à attendre une chaise pour s'y asseoir. On aurait dit qu'ils auraient préféré être chômeurs que de devoir partager un moment en ma compagnie.
Au retour de déjeuner, je m'accordais une pause café d'un quart d'heure et je repartais dans mes chiffres. Jusqu'à 17h30. J'étais le premier à quitter le bureau. Je pense que personne n'a jamais répondu à mon salut de départ.
Mais ça m'arrangeait. Je m'en étais accomodé.
J'ai parfois été pris d'une envie pressante de leur hurler dessus, de leur demander ce qu'ils avaient, pourquoi il me regardaient comme ça, pourquoi ils me traitaient ainsi, comme un paria, un intouchable ou pire encore.
Mais j'ai renoncé. À quoi bon ? Ils auraient probablement fait semblant de ne pas avoir entendu la question, tourné les talons et j'aurais toujours vécu sans mes réponses.
Un midi, je suis allé déjeuner dehors. Il faisait bon, l'air était doux, le vent sans excès. J'avais préparé un jambon-beurre et enfoui une pomme dans un petit sac isotherme, la veille. Il y avait un parc non loin. J'avais aperçu des bancs et des arbres.
J'avais terminé mon sandwich quand cette petite gamine toute de mauve vêtue s'est approchée de mon banc. Je me demandais bien ce qu'elle me trouvait, habituellement les enfants fuyaient ma présence aussi bien que les adultes. Peut-être qu'elle pensait que c'était son banc. Ou qu'elle s'était perdue. Je portais le regard alentour, sans arriver à voir où pouvait se trouver son père ou sa mère. Je décidais de regarder ailleurs, de faire comme si elle n'existait pas. Après tout, c'est comme ça que les autres faisaient avec moi. Peut-être qu'elle se serait lassée.
Mais elle est restée. Elle s'est assise sur le banc. J'étais à un bout, elle était à l'autre.
Elle devait avoir 6 ou 7 ans.
- Tu ne le vois pas, c'est ça ?
Bien décidé à conserver ma tactique, je restais muet. De toute manière, je n'avais pas grand chose à dire, je ne voyais pas du tout de quoi elle parlait.
- Moi je le vois. Je crois bien que tout le monde le voit, sauf toi. Je pense ça, parce que sinon, je pense qu'au lieu de rester là, sans rien faire, tu serais en train de hurler et de courir dans tous les sens pour fuir.
Je ne comprenais rien à ce qu'elle racontait.
- Mais je pense que tu ne risques rien. Sinon, depuis tout ce temps, il t'aurait...
C'est alors qu'une furie rousse a débarqué de nulle part, qui hurlait le prénom Valentine en courant vers la petite fille, l'arrachant littéralement du banc et fuyant au loin avec sa petite dans les bras. Grondée, punie, et tout le tremblement.
J'étais sérieusement secoué en rentrant au bureau cette après-midi là. Cette Valentine avait vainement essayé de me dire quelque chose à propos d'un "il" que je ne voyais pas. Mais que je ne... risquais rien. Il suffisait de ré-entendre ces mots dans mon esprit pour justement avoir l'impression d'être en grand danger.
Tout le monde le voit.
Et je ne le vois pas.
Face au miroir, j'essaie de retrouver mes esprits. J'ai une tête assez fade, à l'accoutumée, mais aujourd'hui, elle bat des records. Un coup d'oeil sur une mèche rebelle, sur le pli de ma chemise. Le col, la cravate, tout est parfait. Peu à peu, je redeviens le comptable modèle, celui qui ne sort pas du rang et reste aussi inepte que les autres.
C'est alors que, dans un éclair, dans une fraction de seconde, je comprends tout. L'attitude du monde entier à mon égard, les yeux éberlués des gens qui s'approchaient de moi. Le déni de mon existence auprès de mes proches, mes parents, mes voisins, mes collègues...
Mais comment ont-ils pu me laisser vivre toute cette vie avec cette chose indicible qui m'accompagne en tout lieu, cette incongruité, cette impossibilité ? Sans rien me dire, sans me faire un signe, sans essayer de m'aider ?
Comment ai-je pu vivre toutes ces années, ces décennies, sans comprendre que ce qui inspirait le dégoût au reste de l'Humanité à mon égard n'était pas directement dû à ma personne, mais émanait d'une chose qui restait toujours cachée à ma vue, dans un angle mort, là où mes yeux n'allaient pas ; dans mon dos ou au-dessus de moi, invisible et pourtant si proche.
Sitôt vue, elle avait déjà disparu, mais j'étais certain d'avoir enfin eu, dans cet instant fugitif, la réponse à toutes mes questions. Même si elle était apparu dans mon champ de vision pendant un temps infiniment court, j'avais quand même réussi à percevoir toute l'étendue de sa laideur et moi-même enfin j'étais saisi du même dégoût, du même malaise que mes contemporains.
- Il suffit, dis-je. Inutile de te cacher dans mon dos. Je t'ai vu et je sais ce que tu es.
Sans succès.
Les autres le voient et je ne le vois pas.