Un dé six
Mer 26 novembre 2014
Le Maître posa sa craie.
- Nous avons donc terminé ce chapitre sur la vie de Christian Huygens. Prenez deux dés à six faces, nous allons faire quelques tirages pour arrondir le compte de la semaine. Nous en étions à ?... Philomène ?
- Soixante-douze tirages à 2d6.
- Allons-y, approchez, dans l'ordre alphabétique, huit tirages chacun.
- Monsieur ?
- Oui, Psylostite ?
- Je tiens à vous rappeler qu'il nous manque également quatre série de tirages à pile ou face pour finir le trimestre.
- Mais je n'ai pas oublié, ne vous inquiétez pas. Mademoiselle Antigone ? Huit tirages, je vous prie, je suis prêt à vous noter.
...
- Veuillez décliner vos tirages.
- 4, 3, 4, 3 et 1.
- Allez-y.
Le dé roula. Il s'arrêta sur la face avec un seul point. Une jeune fille avança. Svelte, brune, la peau assez pâle, les yeux bruns. Un peu fatiguée. Elle tendit une carte au contrôleur, qui vérifia.
- Vous avez un tirage égal sur six niveaux. Par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare mari et femme.
...
Costume rayé, cravate assortie, les ongles impeccable, le Directeur des Ressources Humaines faisait jouer deux dés à dix faces dans sa main gauche, tandis qu'il tenait mon contrat de travail dans l'autre main. Il était gaucher, comme la plupart des cadres supérieurs.
- C'est votre premier jour dans cette société. Je lis que vous avez signé un contrat à durée déterminée... exprimé en mois. Salaire hebdomadaire... 3d6 * 100.
Une petite chaîne en argent dépassait légèrement de sa pochette. Il la prit. Au bout de cette chaîne se trouvait la petite clé en argent. Avec cette clé il ouvrit un petit coffret en bois précieux, d'où il sortit trois dés à six faces, en os.
Le préposé du Ministère s'approcha pour constater et noter les scores. Bah, ce boulot c'était peut-être pas un boulot de rêve, mais au moins ça apporterait un peu de beurre dans les épinards.
Salaire: 3, 6, 3. 1200 rands par semaine. Durée du contrat, 5 mois. Je m'en tirais pas mal.
...
Le vendeur arborait un sourire tellement forcé qu'il risquait un claquage des zygomatiques.
- Non mais attend, on peut attendre, pour cette télé !...
- Mais chérie ! J'ai eu un bol fou dernièrement, la chance va pas tourner si vite !
- Arrête tes discours ! Je suis allée à l'École Probabilistique Supérieure, je sais ce que la chance veut dire ! Tu sais très bien que tout peut arriver.
- Écoutez, messieurs-dames... Ce téléviseur est encore à 2d100 + 100... Mais si vraiment vous y tenez, je peux réduire le fixe... Est-ce que... 50, ça peut vous convenir ? 2d100 + 50, c'est pas mal non ?
- Tu vois, mon ange ? C'est le moment d'y aller !
Au bas de la facture, on pouvait lire : 76 + 61 + 50 = 187 rands.
...
Le Président Sagamore était resté, pensif, face à la fenêtre de son bureau. Une large baie, ouverte sur le port. Il pleuvait depuis plusieurs jours, tristement. Il repensa à l'ensemble de sa carrière, sa vie, sa jeunesse, sur les bancs de l'école. C'est vrai qu'il avait souvent eu de la chance. Notamment pendant les examens. S'il savait que son parcours purement scolaire avait été bon, mais sans excès, ce sont ses tirages plutôt supérieurs à la moyenne qui lui avaient permis d'accéder aux niveaux universitaires.
Et c'est encore la chance qui l'aura guidé, tout au long de son évolution. Jusqu'à cette élection locale, au conseil départemental. Il s'était présenté un peu sans vraiment de conviction, en faisant confiance aux bonnes étoiles qui le protégeaient jusque là. Le vote avait été très positif en sa faveur, mais le tirage qui comptait pour moitié dans le résultat avait été dithyrambique. Plus de 70% des voix aléatoires. Sa carrière politique était lancée.
Durant quelques années, il fit de son mieux pour prendre les meilleures décisions sur sa circonscription. Les gens apprécièrent de plus en plus sa manière de faire ses choix, en faisant tantôt confiance en son jugement, tantôt à ses dés, que certains pensaient magiques.
S'il avait également connu quelques échecs mineurs, il se trouvait maintenant au sommet de l'État, face à son destin.
- Monsieur ? Les deux candidats sont là.
- Oui, faites-les entrer, Nausicaa.
Si le Président était nerveux, ils l'étaient visiblement encore plus. Il fit de son mieux pour cacher son émotion, en serrant tour à tour la main des candidats. "Ne pas oublier : par ordre alphabétique".
- Asseyez-vous, je vous en prie. Un peu de café ? Nausicaa, pouvez-vous nous apporter deux tasses, s'il vous plaît ?
Après les babillages d'usage, le Président s'éclaircit la voix :
- Je pense qu'il est temps pour nous de passer aux choses sérieuses, si vous le voulez bien. Je suis assermenté, de part la Constitution, et vous avez élégamment décliné d'exercer votre droit d'avoir un témoin, ce qui vous honore et me rassure sur la confiance que vous me portez. Le tirage sera unique, bien entendu. Voici les dés, deux dés à dix faces, un noir et un blanc, que j'utilise systématiquement pour les décisions de ce genre. Vous pouvez les inspecter aussi longtemps que vous l'estimerez nécessaire. Théophraste, comme vous représentez la majorité sortante, je vous laisse choisir lequel sera les dizaines et lequel sera les unités. Puis je laisserai Monsieur Buldongue nous dire s'il veut que le tirage soit supérieur à son score ou inférieur. Si le tirage en percentiles correspond à son choix, il deviendra Premier Ministre. Autrement, nous reconduirons le Premier Ministre actuel dans ses fonctions. C'est la procédure décrite dans la Constitution ; êtes-vous d'accord pour procéder ainsi ?