La Mort, ce mâle nécessaire
Jeu 19 mars 2015
Je ne pensais pas que la mort d'une personne dont je ne connaissais qu'à peine le visage, n'avais jamais entendu la voix, que je n'avais jamais vu "en vrai" m'aurait autant touché.
Quand sur le channel IRC #lugradio
quelqu'un a annoncé la mort de Terry
Pratchett, j'ai pris comme un coup au ventre, violent. Je me suis rué sur
Twitter et j'ai eu la confirmation.
J'ai été dévasté. J'ai explosé en sanglots, comme un môme. Un flot de larmes continu, incapable de faire quoi que ce soit d'autre que de jurer et échouer lamentablement dans ma tentative de conserver la lèvre supérieure rigide.
Une loque.
Et à chaque détour d'un lien qui pointait vers un article, une vidéo, je repartais de plus belle. Même quelques temps après, en lisant ce que Dave Ewart écrivait à propos de son auteur favori, je me reprenais à sangloter.
Voilà tout le poids de sa littérature. Si j'ai connu Pratchett sur le tard, vers 2008, son oeuvre a rapidement rempli les étagères de ma bibliothèque. J'achetais les éditions "poche" des Annales du Disque-Monde, trois par trois, et je les lisais, les dévorais au détriment de tous les autres ouvrages que j'avais sur ma pile de "à lire".
À quel point Pratchett était-il différent ? À quel point la presque quarantaine d'ouvrages que j'ai lu m'a tellement marquée que le jour de sa mort, je n'étais plus qu'une flaque ?
En termes d'heroic fantasy, j'avoue que je suis resté bloqué sur Tolkien. En termes de romans parodiques, c'est la trilogie en cinq volumes de Douglas Adams qui me vient en premier à l'esprit.
Pratchett, si on le prend au premier degré, c'est un conteur d'heroic-fantasy parodique. Des histoires imbriquées, mêlées (loufoques, certes), mais incroyablement bien ficelées pour finalement te cueillir avant la fin, retournement de situation, le final... et après le final, une dernière pirouette sur le destin d'un des protagoniste, une virgule qui te re-cueille une dernière fois pour te laisser un sourire en coin à la fermeture du livre.
Pratchett, c'est un constructeur. Partant d'un postulat étrange, non-sensical, il a construit un univers complet, cohérent (débile, mais cohérent). Un monde posé sur un disque, lui-même posé sur quatre éléphants géants, eux-même sur une tortue géante. Et un soleil dont la lumière paresse à la vitesse du son. De la magie, plus ou moins bien maîtrisée par des Mages à grand chapeau. Des nains, des trolls, des vampires et des loups-garous, des golems, des chevaliers et des barbares, des dragons... et des dieux, en quantité variable.
Pratchett est un amuseur. Il a peuplé cet univers d'une foule innombrable de bras-cassés à côté desquels les Perceval et Karadoc de Kaamelott seraient pris pour le fruit d'une hybridation entre Chuck Norris, McGyver et Albert Einstein. Y'a bien que ça qui soit drôle, les histoires de bras-cassés, en fait. Entre le Maje incapable de jeter un sort et tout juste bon à fuir un danger pour plonger vers un autre, une troupe du Guet d'Ankh-Morpork dont certains membres ont du mal à prouver leur appartenance au genre humain, des sorcières spécialistes en têtologie...
J'ai ri, ri, ri aux éclats en lisant les aventures du caporal Chicard et du sergent Côlon ; quand Rincevent tond un mouton en lui demandant s'il veut que ce soit bien dégagé derrière les oreilles ; quand les trolls jouent de la musique de Roc ; quand Planteur Je-Me-Tranche-La-Gorge vend ses hotdogs "l'expérience d'une vie"...
Je ne te parle même pas des notes de bas de page. Ah ! ces notes de bas de page, il faudrait en faire une anthologie, tellement elles sont à la fois hilarantes et d'une profondeur inégalable.
Car Pratchett est un philosophe. Il existe dans chacun de ses livres, peut-être dans chacun de ses chapitres une phrase définitive, d'une sagesse absolue, qui nous éclaire sur notre propre monde.
Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé.
De la même manière que le polar (qui est évidemment ma "tambouille"), son oeuvre est un prisme par lequel il aborde les sujets de la société actuelle ou l'Histoire, la politique, les sciences, les sujets de fond (le racisme ou la religion), rien ne lui a échappé. Et ça reste drôle. Et pertinent. Et profond.
Pour toutes ces choses, pour cette immense oeuvre indémodable, pour tous les moments où j'ai explosé de rire au détour d'une phrase, pour m'avoir aidé à parcourir cet univers à la fois étranger, dans lequel je me suis effectivement senti à la maison, je salue bien bas l'homme au chapeau, le créateur de dizaines de rantanplans à deux pattes. J'attends avec impatience la sortie en poche des derniers volumes des Annales, des Romans du Disque-Monde. Je tâcherai de compléter ma collection, en sachant que celle-ci aura bien une fin. Inéluctablement. Il y aura le dernier Pratchett, celui qui sera le plus beau et le plus douloureux, celui que j'aurai du mal à fermer, celui que j'aurai du mal à ranger avec les autres.
Et toi, lecteur, si tu n'as pas encore ouvert un livre de Terry Pratchett, je t'envie. Parce que tu as la chance de pouvoir vivre ce que j'ai vécu une fois : la rencontre d'un conteur, d'un amuseur, d'un philosophe, dans un univers à la fois absurde et cruellement réaliste, en compagnie de personnages aussi hilarants qu'attachants.
Son nom restera vivant, aussi longtemps que possible, par ses écrits ou par le réseau.
Le temps, c'est comme une drogue. À haute dose, il vous tue.