Je suis un témoin

Mar 13 janvier 2015

J'ai lu tellement d'articles supérieurement intelligents depuis mercredi dernier, que je me demande si ma voix, ma petite voix pourrait avoir la moindre pertinence, la moindre originalité sur tout ce qui a été écrit sur l'indicible assassinat.

Je me retrouve, parfois un petit peu, parfois énormément, dans une kyrielle de petites phrases. Dans un paragraphe que j'aurais aimé écrire. Dans une pensée lue, vue, entendue, à la radio, la télé, sur les Internets.

Trois textes sont restés.

Celui de la délicieuse Delphine Malassingne.

Je n’ai jamais lu Charlie Hebdo et n’ai jamais été tentée de le faire. J’ai plusieurs fois été choquée par leurs dessins et n’ai jamais accroché au « trait ». Je n’achèterai pas plus Charlie Hebdo à l’avenir (ou le prochain numéro peut-être, pour l’émotion).

Celui du sémillant Stéphane Deschamps.

Dimanche vont défiler des tas de gens qui musèlent la liberté d’expression, au nom de cette même liberté d’expression.

Alors moi tu vois, tu me connais assez pour imaginer que j’ai eu les larmes aux yeux pendant deux jours, mais aussi que j’ai déconné, et un peu travaillé. Et participé à la minute de silence, entre collègues, sans avoir besoin de mettre les médias dans le coup.

Celui de Marie, une enseignante du neuf-trois.

En plein chapitre sur la dystopie, nous devions le clore par une séance sur l’étude d’un extrait de Farenheit 451 de Ray Bradbury, [..] Toutes et tous ont compris. Aucun ne m’a dit : « C’est bien fait », « Ils l’ont bien cherché », « Je suis bien content-e ». Aucun. Je n’ai pas eu besoin de les mener à dire quoi que ce soit. Ils l’ont dit eux-mêmes. Les enfants de Seine Saint-Denis ne sont pas des idiots.

Il y en a eu d'autres, tant d'autres, tant d'autres. Du message à 140 caractères ou moins jusqu'au texte fondateur de l'après.

Qu'ajouter ? Probablement pas grand chose.

Témoigner, peut-être. Raconter ce qu'on a perçu, ressenti. Si je ne suis pas un philosophe ou un penseur, je reste un homme de mon temps. Et c'est en tant que citoyen de mon temps que je témoigne, ici. Parce que cette petite brique peut servir à un citoyen du temps futur à comprendre ce qui a pu se passer dans la tête d'un citoyen qui a vécu, à distance, les événements du 7 janvier 2015.

Cabu, c'est d'abord Récré A2. Rétrospectivement, ça a l'air con, mais ce grand type qui rigolait tout le temps en dessinant une Dorothée affublée son tarbouif Cyranesque, c'est un bout de mon enfance ; vague et lointain, maintenant que le gâtisme me guette (exagérer n'est pas mentir). Je crois qu'à la maison parentale il doit y avoir un album du Grand Duduche. En tous cas, j'en ai lu un, ici ou ailleurs.

En apprenant qu'il faisait partie des victimes, vers midi, j'ai pleuré. Et tu peux me croire, si dans mon enfance j'ai souvent pleuré, depuis que j'ai atteint l'âge adulte, pour des raisons que vraisemblablement un psychanalyste seul pourrait élucider, je ne pleure plus.

J'ai lu dans les dépêches et les infos "Boulevard Richard Lenoir". J'ai bondi. Quand on compte ce boulevard parmi les adresses des gens qu'on aime, y'a comme ton coeur qui se serre comme dans un étau hydraulique. Mais un petit DM, une alerte discrète pour que tout reparte à un rythme quasi-normal. Tout allait bien. C'est beau, Internet, ça permet de remettre en marche le temps qui s'était arrêté.

Je n'ai jamais acheté Charlie Hebdo. J'ai quelques souvenirs d'en avoir lu, dans les années 90, notamment parce qu'un pote de l'IUT l'achetait régulièrement. Je me souviens de la couverture au moment de l'accident d'Ayrton Senna : "Enfin un jeune qui n'est pas mort du SIDA". Je trouvais ça, au mieux amusant, grinçant, provoc'. Mais pas au point de l'acheter. Parce que souvent, bof. Ça ne me faisait pas rire.

Si on regarde bien, je n'achète pas la presse tout court. Désolé, je suis probablement un vilain garçon, mais il faut vraiment que quelque chose m'intéresse vraiment pour que j'achète un journal. Il m'arrive de feuilleter le Sud-Ouest ; et encore... seules la page sport, la rubrique météo et celle du Piéton de Bayonne ont droit à une lecture attentive. Pour le reste, je lis les titres.

Autant le dire : je ne vais pas jouer les hypocrites. Je pense faire un don à Charlie, mais l'acheter, bof.

Mais bien évidemment, le noeud du problème est ailleurs.

Toute la journée s'est écoulée dans une sorte de brumasse cotonneuse. J'ai essayé de me concentrer : épique. J'ai eu quelques réunions via Hangout, qui se sont bien passées. C'était pas trop compliqué à suivre. Mais dès qu'il fallait retourner au clavier... non, je n'y étais pas trop. Dans mes souvenirs, la journée du 11 septembre avait été pire que ça. Là, au mieux, je pense avoir pu "faire des trucs" alors que le mardi 11 septembre (oui, je me souviens que c'était un mardi), durant des heures, j'étais incapable de faire quoi que ce soit d'autre que Ctrl-R sur mon navigateur.

Au soir, le délire à Reims. C'était absolument n'importe quoi. On voyait les policiers en armure déambuler à 20m des caméras. C'était très étrange, on aurait dit une très mauvaise péripétie, comme si le scénariste avait eu un passage à vide dans son histoire. Après avoir vu quatre ou cinq fois la même boucle sur les chaînes d'information continue, j'allais pioncer. Aucune chance qu'ils les arrêtent ce soir-là.

Quand j'ai entendu parler des attaques qui ont visé les mosquées le lendemain, la gerbe. Dans ma ville, Bayonne. La honte. J'ai eu honte.

Parce que rajouter la haine à la haine, c'est sûr, hein, ÇA VA RÉSOUDRE TON PUTAIN DE PROBLÈME ESPÈCE DE DEMEURÉ. Mais oui, on a bien vu qu'à chaque fois qu'une mosquée ou un cimetière juif était profané, TOUS LES PROBLÈMES DE LA TERRE ÉTAIENT RÉSOLUS D'UN COUP DE BAGUETTE MAGIQUE !!!. Mais oui, on a déjà vu ça, dans TON RÊVE DE PSYCHOPATHE.

Mais hélas, je n'étais pas surpris. S'il y a bien une constante chez l'être humain moderne, c'est qu'il est incroyablement prévisible. Si une connerie a la moindre chance d'être faite, elle l'est.

La traque. Avec son dénouement. Prévisible, lui aussi. Des jihadistes dont l'objectif est de mourir en martyr, pris dans une souricière... Ils le voulaient. Ils voulaient en découdre, ils voulaient jouer ce dernier baroud, rien à perdre, m'auront pas vivant, j'en emmènerai quelques-uns avec moi, tralala... C'était écrit d'avance. Il n'y aura pas de procès. Il y aura enquête, mais les coupables ne seront jamais jugés. À part, par leur Créateur, s'il existe. Et j'en doute.

Parce que, oui, je suis athée. Et libertaire.

Et ça fait foutrement chier la bitte d'entendre les cloches sonner le glas et les drapeaux en berne, les hommages nationaux... les petites images dans lesquelles les dessinateurs sont allés voir Dieu sur les nuages... Pour des bouffeurs de curé du genre de la bande à Charlie, y'a de quoi frétiller. T'as même le Pape (!!!) qui y est allé de sa bulle. Ben oui, le Pape, Charlie Premier. C'est dreamland. La preuve que ça, tout le tralala symbolico-cérémonial, c'est pas pour les morts, qui ne le verront jamais, mais pour les vivants, ceux qui restent et qui ont besoin d'images sur lesquelles pleurer.

Mais bon. On va dire que c'est le droit de chacun de s'exprimer. La liberté d'expression peut s'exercer aussi dans le deuil, même à tort et à travers.

La liberté d'expression. C'est celle qui nous a en fait, amené à défiler le week-end dernier. J'étais à Bayonne, samedi après-midi, en famille, dans un cortège hélas plus long que la distance totale du parcours. Dans une ville relativement moyenne, dans laquelle on sait recevoir un million de festayres sur 5 jours, on aurait quand même pu trouver un petit espace un peu plus long que le petit kilomètre (oui, je suis allé calculer) de rue qui a accueilli 20000 manifestants.

Auparavant, il a fallu que j'explique à ma fille aînée, 5 ans 1/2 ce que nous faisions là et pourquoi c'était important. J'étais un peu nerveux avant de lui en parler : elle est d'un naturel sensible, et elle se réfugie facilement dans la négation des faits quand ils deviennent gênants ; elle chasse ce qui la dérange pour s'en protéger. Pour la première fois, j'ai su que le sujet avait été abordé en classe, qu'elle avait bien compris ce qui s'était passé.

En revanche, elle avait besoin de clés pour réellement comprendre les causes du mal. Tuer ? Pour des dessins ? Mais pourquoi ?

Elle avait eu aussi besoin d'être rassurée :

- Les méchants, ils sont morts... complètement ?

Tout s'est très bien passé cette après-midi-là. Elle a juste eu un passage à vide après la manifestation, complètement muette, hermétique, amorphe, blottie contre la poussette de sa petite soeur. Mais peu à peu, elle a repris vie. Une bonne chocolatine chez Fanny, ça guérit de tous les maux du coeur.

J'ai particulièrement apprécié (si on peut utiliser ce terme) le calme, l'extrême dignité du cortège. Quelques applaudissements. La Marseillaise (bof). Hegoak (ah ?). Mais pas de slogans rageurs. Pas de pancartes haineuses. Pas une seule banderole syndicalo-politico-organisationnelle. Sauf le drapeau des anarchistes. Mais comme leur drapeau est un anti-drapeau, je pense qu'on peut sans doute les pardonner.

Sans verser dans le pacifisme béat du flower power, les participants étaient rassemblés pour la paix. La paix entre les peuples, entre les croyants ou les incroyants. Ou vi vs. emacs.

La marche de dimanche, l'incommensurable foule qui a plus rassemblé que la Libération, Zidane ou la mort de Victor Hugo. C'était un peu grisant, je dois l'avouer.

En revanche, toujours dans le style "prévisible" et d'un cynisme abject, l'hypocrisie des chefs d'états, rassemblés, serrés les uns contre les autres dans une chaîne humaine des faux-culs... Combien de journalistes enfermés, tués pour délit d'opinion ? Combien de citoyens surveillés, traqués au mépris de leurs droits ?

Sans compter les petits calculs de l'ancien président, qui a tout fait pour apparaître sur la photo, en restant sur le perron de l'Élysée plus longtemps que tous les autres, en s'infiltrant au premier rang, l'air de rien.

Une bande de charlots, de guignols. La politique est le domaine des hypocrites et des descendants de Machiavel.

La gerbe. Là encore.

Sans compter que la victime désignée, c'est Internet ! Pauvre législateur ! Pauvre politique !... Tu as tellement bien compris les racines du mal que tu t'attaques à un outil absolument unique dans l'Histoire pour justement combattre les haines et les fléaux.

Oui, peut-être que certaines vocations sont nées via le réseau des réseaux. Mais pour un djihadiste, combien d'autres ont eu accès à la culture, la connaissance, wikipedia, les informations, les actualités, les gifs animés de chat qui tombent dans une boîte en carton, des jeux en ligne, les emails ennamourés à l'être aimé, les partages de musique, les hashtags sur lesquels l'Internet a failli exploser ? Sans Internet, y aurait-il eu cette mobilisation de dimanche dernier, aussi rapidement et aussi massive ?

Internet a-t-il apporté le mal ? Non, il n'est que le reflet du mal contenu dans l'espèce qui pense diriger la planète actuellement, le messager, celui qui porte les bonnes et les mauvaises nouvelles. On n'accuse pas la Poste d'envoyer les factures non plus qu'on la félicite d'apporter les cartes de voeux. Ce sont ceux qui envoient les messages qui en sont responsables.

Quand l'homo politicus aura compris qu'accuser Internet est une ligne Maginot moderne, alors on aura fait un grand pas.

Hélas, ma misanthropie me fait penser qu'au mieux, ces humains-ci sont trop stupides pour comprendre un jour ce vecteur d'informations. Et au pire, ils savent parfaitement que ce bouc émissaire n'y est pour rien, mais qu'ils s'en servent justement parce que ça leur est facile. Comme d'autres ont fait des musulmans leur bouc émissaire.

Pour finir, il me faut absolument citer deux phrases qui me restent toujours en tête chaque fois que je vois un homme tomber sous la violence d'un autre homme. Quand je vois la puissance de l'imbécilité triompher de la raison, du long terme.

Personne n'est une île, entière en elle-même; tout homme est un morceau de continent, une partie du tout. Si une motte de terre est emportée par la mer, l'Europe en est amoindrie, tout autant que s'il s'agissait d'un promontoire, ou que s'il s'agissait du manoir d'un de tes amis ou le tien propre: la mort de chaque être humain me diminue, parce que je fais partie de l'humanité, et donc, n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas; il sonne pour toi.

(John Donne, cité en exergue de "Pour qui sonne le glas", d'E. Hemingway)

Le chaînon manquant entre le singe et l'homme c'est nous.

(Attribué à Pierre Dac, mais on trouve d'autres sources.)

Je te remets un bout de la première, parce qu'elle devrait être inscrite dans tous les textes officiels, en exergue des livres sacrés, des constitutions, des textes de loi, des manuels d'histoire, de chimie, dans la licence d'utilisation d'un logiciel ou le manuel de dépannage d'une voiture :

la mort de chaque être humain me diminue, parce que je fais partie de l'humanité, et donc, n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas; il sonne pour toi.

JE FAIS PARTIE DE L'HUMANITÉ.