SafeBook

Dim 25 novembre 2007

En guise de réponse à David

Dossier suivant, celui du haut de la pile. Le septième ce matin. Holophotographie, visage avenant. Un coup d'oeil à la caméra de surveillance dans la salle d'attente. Je le vois. Nerveux. Évidemment.

"Kévin Castaignède" buzze le haut-parleur. Il sursaute. Se lève, se dirige vers la porte de mon bureau.

"Asseyez-vous, je vous en prie... Un verre d'eau ?"

Je le sers posément, avance le verre sur la table du bureau. Il boit. Sa main tremble. Un peu.

L'entretien se déroule normalement. Son CV est classique, un bon équilibre entre des réalisations freelance et des contrats en corpos. Mais les sociétés indiquées dans son CV sont toutes dans le cimetière des startups des années 2008-2010. Difficile à vérifier.

Il indique un blog personnel. Contenu intéressant, sans être flamboyant. Mais le plus étrange, c'est que son Facebook me dit quelque chose... Certes, les profils Facebook ont été gelés après le grand clash de 2009. Site fermé, comptes bloqués, informations évaporées... Seuls les gestionnaires de SafeBook ont gardé la clé du coffre. Mais ma boîte de recrutement paie assez cher (la somme de 11700 EUR par mois circule dans les couloirs) pour avoir un double de cette clé. C'est comme ça que j'ai accès à son vieux profil Facebook. Qui me dit quelque chose, mais impossible de mettre la main dessus. Pas grave. J'aurai le fin mot de l'histoire.

Il me serre la main à l'issue de l'entretien. Elle est moite.

Le gobelet vide traîne sur mon bureau. Je prends un gant en plastique dans mon tiroir, et agrippe le gobelet. Je le passe sous la lumière noire... ok. J'ai deux belles empreintes digitales et la marque de ses lèvres. C'est bien le diable s'il n'y a pas d'exemplaire de ses cellules ADN sur ce gobelet. Je l'insère dans le réceptacle, et l'analyseur commence son travail. Plus que cinq petites minutes, et j'aurais son vrai dossier complet.

Les gens de SafeBook avaient bien amorcé le virage de 2010. Ils avaient anticipé la généralisation des licences libres et virales pour les sites webs, en publiant immédiatement leur code source, leurs APIs, leurs recettes. Petit à petit, les hackers du monde entier, remplis d'allégresse à l'idée de participer à un vrai réseau social libre avaient commencé à contribuer, tant dans le noyau que dans l'implémentation de petites applications connexes. Des "mash-ups", on disait en 2003. Ce qui a tout accéléré, ce fut quand l'Union Européenne a décidé que le dénominateur commun de tous les fichiers nominatifs serait l'empreinte ADN des individus. Comme SafeBook. "Comme par hasard", disait les sceptiques.

Du coup, avec l'identifiant génétique de tout un chacun, on peut le relier avec à peu près tout et n'importe quoi, des services sociaux aux contrats de travail passés, des services de police aux administrations fiscales. Mais aussi les sites webs perso d'il y a 10 ans, ses posts sur les forums enregistrés dans les archives du web, les mails de gmail, etc.

Le gouvernement Européen appelle ça "Transparence Génétique". Tu parles.

Cinq minutes après, j'ai accès au skyblog du jeune Kévin - impressionnant de connerie post-pubaire et pré-chômage. Des photos en pleine action - "j kis Ludmila", Des "comms" dont l'intérêt littéraire atteint des abysses insondables. Mais rien de bien grave. Si Kévin tombe dessus un jour, il en sera quitte pour une grosse honte. Mais il n'avait qu'à y réfléchir.

Un blog sur blogger, quelques années après. Plus sage, plus rangé. C'est la page "à propos" qui me chiffonne. Je la parcours, en avançant dans le temps petit à petit. Très peu d'études vraiment pertinentes, ça ne colle pas avec le profil qu'il m'a détaillé en entretien. Et d'un seul coup, en 2009, explosion du CV ! Le voilà affublé d'une multitude de diplômes ronflants, et bardé d'expériences professionnelles dans le monde des start-ups.

Là, j'ai le déclic. Je repars sur son Facebook bloqué, et je le compare avec le Facebook identifié par son ADN. Rien à voir. Le jour et la nuit. J'avais déjà entendu parler de ces profils Facebook complètement réécrits, achetés une fortune aux administrateurs du site, mais c'était la première fois qu'un candidat en présentait un en entretien.

Je l'ai piégé. Je m'identifie alors à SafeBook et je fais ce que j'ai à faire. SafeBook n'est pas qu'une grande base de données alimentée automatiquement par des robots aspirateurs. Comme on le disait jadis, c'était aussi du "User Generated Content". Les privilégiés qui payent assez pour avoir accès aux informations peuvent aussi devenir une source précieuse. C'est même un devoir, quand on y pense. Certaines rumeurs établissaient qu'en fonction des informations fournies manuellement, les clients avaient droit à des réductions sur leur facture. Et les agents zélés pouvaient convertir ces réductions en primes. Tout le monde gagne.

Le facteur "Libre et décentralisé" de SafeBook n'est que l'arbre qui cache la forêt. Derrière ce code généreusement donné par la communauté contribuante, nous disposons de la plus grande machine à broyer les individus au monde. La machine à mash-ups. Aucune donnée ne peut passer au travers. Tout est croisé, archivé, criblé.

Profil : Kévin Castaignède.Ajout en date du 7 avril 2014 :* Société de recrutement "Safe Profile Inc.", pour le compte du Gouvernement Européen.* A menti sur son expérience, possède un faux profil Facebook.* Instruction prioritaire : Ne pas recruter.

Bouton Save.

"Are you sure?"

"Yes"