Un brave garçon

Sam 16 octobre 2010

Une nouvelle Polargeek, noire comme une Guinness ; j'ai essayé de faire du style. Pour ceux que ça intéresse, je ne peux que leur conseiller de lire l'auteur Irlandais Ken Bruen, et spécialement la série des enquêtes de Jack Taylor. Faut avoir le coeur bien accroché, mais le jeu en vaut la chandelle.

J'avais choisi ce pub sans le choisir en fait. Résolu de trouver un havre de paix loin des incessantes distractions et des constantes sollicitations de la vie électronique, j'avais embarqué

  • mon laptop
  • une batterie de rechange
  • un cahier
  • un stylo

et je m'étais mis en chasse d'un coin tranquille.

Au bureau, c'était parfois l'enfer. Entre email et facebook, twitter et irc ; sans compter les SMS ; sans compter les flux RSS, à checker matin et soir, j'avais l'impression d'avancer à la vitesse d'une limace arthritique. Genre. J'avais de grandes idées - du moins je le pensais - mais prises dans le tourbillon du "poke", elles s'évanouissaient, s'embrouillaient, se dissolvaient. Alors il y eût un email de trop, un message instantané de trop, une interruption de trop. J'avais annoncé que j'allais chercher un coin hors-ligne pour le reste de la semaine, histoire de boucler mon projet. Les collègues avaient souri. Un geek offline, ça n'existe pas, on a toujours besoin d'Internet à un moment où un autre.

Il m'avait suffi de télécharger les bonnes documentations, gavé ma batterie et de faire mon sac pour le centre ville.

J'avais essayé de me perdre dans les rues que je ne connaissais que trop. Les bouncers n'officient que le soir, mais leur présence hantait encore les rues des pubs de Shop Street et Quay Street. En fait, je cherchais plutôt un coffee-shop, persuadé que le silence feutré d'un établissement pour caféïnomanes bien éduqués serait plus en adéquation avec ma recherche de calme.

J'avais obliqué dans Kirwan's Lane, une rue presque invisible qui tourne tellement à angle droit qu'on se surprend à croire que c'est une impasse. On y trouve un respectable coffee-shop aux sièges confortables ; des murs blanc, des tables bleues et blanches sans fioriture, un service irréprochable. Déception : au-dessous du panneau "Ouvert", le symbole du Wi-Fi.

Il y a quelques mois, j'aurais tué pour que cet établissement ait le wi-fi gratos. Ironie : à présent, je passais mon chemin à cause de cet autocollant. Tentation trop grande. Je me connaissais. J'aurais craqué. Les junkies sont tous les mêmes, que leur dope soit réelle ou virtuelle.

J'avais besoin d'un vrai break.

Je remontais alors vers Eyre Square, sans vraiment regarder par où je passais quand d'un coup, une méchante pluie s'est mise à tomber. Un coup d'oeil à droite, un à gauche, et je me suis dit que ce pub offrirait certainement un abri temporaire. Une douche comme celle-ci dure rarement plus longtemps qu'un verre de whisky.

De chaque côté du comptoir, un petit vieux, casquette, veste en laine et pantalon en tergal. Les deux mêmes, sauf que leurs trognes éliminaient toute possibilité qu'ils soient frères. Chacun sirotait une pinte de stout, sans décoller du tabouret. Le patron astiquait ses verres. Au fond, un type dont la tête me disait quelque chose. Il avait l'air de dormir éveillé ou de réfléchir. Ou pas.

Un hochement de tête vers le patron. J'allais dire
"quelle pluie, hein ?"
mais je me suis abstenu. Les deux papis m'auraient sûrement jeté une malédiction et le troisième larron dans le canal. Je déballais le laptop. Pendant qu'il bootait, j'allais passer commande d'une pinte. Mais il fallait que je sache :
"Excusez-moi, monsieur, mais j'ai une petite question à vous poser... vous avez le wifi ici ?"
Il me regarda comme si je lui avait demandé de me servir une bière Inuit. Je désamorçais son éventuelle colère
"Apparemment pas, eh bien tant mieux, c'est exactement ce que je cherche".
Une fois ma pinte tirée et payée, je regagnais mon "poste de travail".

Dans les jours qui ont suivi, je revenais aussi souvent que possible dans ce pub. J'aimais assez le côté parfaitement asocial qui y régnait. Les deux papis s'ignoraient, le type du fond n'ouvrait la bouche que pour commander - alternativement et régulièrement - une pinte ou un chaser, et tant que je réglais ma consommation (café, guinness ou une combinaison des deux), on me foutait une paix royale. De temps en temps, j'avais une envie pressante d'aller vérifier mes emails ou d'aller chercher un truc sur le web, mais je me reprenais. Heureusement.

Il y eût cette fin d'après-midi, où un homme d'environ cinquante ans débarqua. Il avait l'air voûté, comme si le monde s'était écrasé sur ses épaules. Il alla droit vers le type du fond. Ils ont discuté un moment - je ne sais pas combien de temps, j'ai dû me reconcentrer sur mon code après cette interruption. Quand il fût parti, j'ai vu pour la première fois le type du fond se lever, prendre son verre et se diriger vers ma table. Il tira une chaise et présenta sa main : "Salut, je m'appelle Jack, et toi ?"
- Bradaigh. Bradaigh Lerry"
- Tu m'as l'air d'un brave garçon."

Je ne savais pas quoi répondre à ça.

"Tu t'y connais en électronique ?"

De but en blanc, cash, comme ça. Je balbutiais :
"Euh... Un peu. J'en ai beaucoup fait à l'Université mais ça fait longtemps que..."
- Je voudrais savoir ce qu'on peut tirer de ça"

Et il a posé sur la table un téléphone portable. D'aspect un peu étrange, puisqu'il paraissait à la fois neuf et assez endommagé. Et pour tout dire, il n'était pas franchement hi-tech.

J'ai pris le téléphone en main et j'ai constaté des traces de corrosion un peu partout comme si...

"Il est tombé à l'eau, dans le canal, il y a deux jours, apparemment. Je voudrais savoir si on peut récupérer des trucs de ce téléphone. Des contacts, des photos, des informations, genre".
- Euh, oui, ça doit être possible... je suis pas un expert, mais je peux essayer de trouver."
- C'est ce que je pensais : brave garçon."

J'allais poser une question bête.

"Dites... je vais poser une question bête, mais... vous auriez pas le code PIN par hasard ?"

Je lus dans son regard que je passais du brave garçon au garçon un peu brave.

J'ai dû regagner ma tanière pour retrouver une connexion internet et accéder à la documentation qui me manquait. En deux heures, j'avais trouvé des hacks pour ouvrir les entrailles du téléphone sans code PIN. Il faudrait jouer un peu avec le fer à souder mais pour le moment, le téléphone séchait doucement. Brancher un appareil électrique ou électronique mouillé peut s'avérer désastreux. Il faut toujours être très patient avec les circuits qui ont séjourné dans l'eau. Douce ou salée. J'avais fixé sur un petit bras un séchoir à cheveux que j'avais réglé sur la plus petite vitesse et que j'avais pointé sur le téléphone - à distance respectable.

J'attendais.

Je réfléchissais.

Je me posais des questions.

Ce qui me sidérait, c'est la facilité avec laquelle ce gars - dont j'ignorais tout - avait pu me demander et obtenir ce service de ma part. Qui était il ? Qui j'étais, moi, pour lui ? Et pourquoi je faisais ça pour lui ? Et c'était quoi ce téléphone après tout ?

Toutes ces questions, j'aurais dû me les poser avant de dire oui à ce petit service. Trop tard.

C'est deux jours plus tard que j'entrais au pub, un petit sourire aux lèvres. C'était le matin, très tôt. Toujours les petits vieux, fidèles au poste, Guinness aux lèvres... mais pas de Jack. Trop tôt pour lui, peut-être. Du coup, mon entrée "triomphale" était un peu loupée.

Il arriva vers 10h.
Le lendemain.

La face tuméfiée d'ecchymoses de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. J'étais bouche bée. Je me demandais comment on pouvait tenir debout après avoir pris une telle volée. Il s'est d'ailleurs assis assez rapidement, en poussant un léger gémissement, en face de moi.

Le barman s'est exclamé : "Doux Jésus, Jack !"

Lequel lui jeta un regard torve.

Il articula :

"ghu ha ghoué ghequejoge ?"

J'ai mis quelques secondes à décoder.

"Oui, j'ai trouvé quelque chose... en fait la carte SIM était encore en bon état et la mémoire interne du téléphone a révélé quelques trucs... mais ce qui a vraiment fourni un max de données, c'est la carte SD amovible."

Lui aussi a mis du temps à décoder.

C'est alors que je lui ai sorti des feuilles sur lesquelles on lisait

  • les contacts (prénom ou pseudo + téléphone)
  • les derniers appels entrant
  • les derniers appels sortants
  • une liste des fichiers images
  • le nom d'un document texte

Il parcourut la liste des contacts et hocha deux ou trois fois la tête en esquissant un sourire de contentement. Ou du moins, ça y ressemblait vaguement. J'imaginais qu'avec une tronche aussi amochée que ça, la douleur dissuadait de sourire. Il pointa du doigt la liste des images avec un regard interrogateur.

"Oui, les images. Il y en avait beaucoup. J'ai fait une petite sélection, parce que certaines n'avaient pas l'air très intéressantes : des paysages, des photos de fête avec des potes, tout ça. D'ailleurs, j'en ai déduit le portrait de son propriétaire, puisqu'il pose pour plusieurs photos prises à bout de bras, comme ça."

Je mimais.

Pas de réaction.

Je sortais un premier tirage photo que je lui tendis.

"Le truc marrant, c'est que je crois que j'ai connu ce type. Il était prof au Lycée, je crois. Mais je ne l'ai jamais eu."

Hochement de tête.
"brof gheu ghaégique"
- Gaélique ? Oui, possible. Je n'ai jamais bien accroché au Gaélique. On avait une dame. O'Grady, elle s'appelait. Une sévère, prête à gifler les élèves qui juraient en anglais ou en gaélique."

Un temps.

"Et sur la fin, bien d'autres photos, beaucoup plus intéressantes."

Un nouveau temps.

"Mais avant de vous les montrer, j'aimerais bien que vous m'en disiez plus... je vous vois, vous et votre tête en effets spéciaux. J'aimerais bien être certain qu'il ne risque pas de m'arriver la même chose. Il va falloir m'affranchir, quoi."

Il grimaça. Et hocha la tête.

S'en suivit une longue discussion assez laborieuse, entrecoupée de

  • grognements,
  • notes sur un coin de papier,
  • dessins,

jusqu'à ce que j'aie un tableau assez complet de la situation.

Le prof avait été retrouvé il y a deux semaines, dans le canal, visiblement tabassé à l'ancienne. Laissé pour mort, alors que non, il bullait. Un peu rouges, les bulles. Un brave samaritain l'avait repêché, in extremis. L'homme avait juste eu le temps de lui filer son téléphone et de soupirer des mots incompréhensibles, que ce soit en anglais ou en gaélique. Les secours étaient arrivés, depuis il était dans le coma.

C'est le samaritain qui avait barboté le mobile pour le donner au détective. Les Irlandais ont souvent pris l'habitude de se méfier de la garda.

Jack avait commencé une enquête. J'avais fait mon entrée dans le bal et il avait de suite pensé que le téléphone l'aiderait à y voir un peu plus clair.

Puis des gros bras, le même genre qui avait envoyé le prof au pays des leprechauns, étaient venus rendre visite au détective en bas de chez lui, pour lui rappeler l'emplacement de ses os et expérimenter leurs propriétés de résistance.

Et nous y voilà.

Sur le téléphone, j'avais trouvé des documents, genre classeur de tableur et documents texte. Assez mal protégés par des mots de passe que j'avais craqué en moins d'une heure. Des listes de noms, des montants en face. Certains noms ne m'étaient pas inconnus.

J'avais également trouvé une tripotée de photos, et leur qualité disait clairement : ça ne venait pas du téléphone. J'ai dû expliquer à Jack ce qu'on pouvait faire dire à une photo numérique. Les données EXIF m'avaient donné la marque et le modèle de l'appareil. Un truc de pro, un APN à plusieurs milliers d'euros, et un objectif au moins aussi cher. Sur les clichés, on y voyait quelques personnes rencontrer un homme d'assez basse stature, s'asseoir sur un banc, face à la mer (dans les environs de Salthill, si je ne m'abuse) et empocher des enveloppes. Certains recomptaient. L'homme qui donnait les enveloppes ne me disait rien. En revanche, j'avais reconnu tous les "clients" du bonhomme : des politicards, de tous bords, de tous les partis. Et surtout, un flic : un superintendant, qui posait dans le journal local toutes les quinzaines.

Le regard du détective brûlait de rage en regardant les photos.

Prévoyant, j'avais fait des sauvegardes de tout ça sur une clé USB. Envoyée chez un cousin, à Limerick. Et sur un hébergement ; à distance, en France. Une gravure sur CD, pour Jack. Mais je pensais bien qu'il n'avait pas d'ordinateur. Heureusement, il y avait des impressions. Il trembla un peu en les prenant.

Il écrivit sur un bout de papier :
"Danger pour toi. Quitte la ville. Tu comprendras quand revenir."
Il prit toute la liasse de papiers et les fourra dans un sac.
Nous nous sommes séparés en nous serrant la main, puis en tournant les talons, sans un regard.

Le professeur continua de dormir, le corps transpercé de tuyaux et couvert de capteurs, dans le gazouillement des bips.

Dans son rêve, les documents qu'il avait reçu d'un journaliste disparu quelques mois plus tôt avaient permis de livrer à la justice et de condamner les corrompus et le corrupteur.

Dans son rêve, on avait retrouvé le corps du journaliste, dans un jardin d'une maison ; la maison de campagne du superintendant ripoux.

Dans son rêve, la ville était totalement nettoyée et le Comté respirait un air plus pur.

Dans son rêve, le soleil brillait pour l'éternité sur la mer.

Dans son rêve, il marchait le long de la Promenade, jusqu'à Blackrock, donnait un coup de pied au "mur" et faisait demi-tour, vers les vivants.

Il mourut le jour de mon retour à Galway.