Digérer le Hobbit

Dim 06 mai 2018

Depuis quelques mois, j'ai commencé la lecture à voix haute du Hobbit à mes enfants. Par petits bouts, hélas un peu espacés dans le temps, ce qui m'oblige parfois à revenir en arrière, relire quelques passages et se remettre dans l'histoire. La version que je lis est la "nouvelle traduction", celle de 2012, par Daniel Lauzon.

Quand je l'avais lue pour moi-même, j'avais évidemment tiqué devant les toponymes (Fendeval) et les patronymes (Bessac, Thorin Lécudechesne), difficile de revenir sur près de 30 ans de lecture ennamourée. Mais passée cette impression désagréable, la lecture redevenait plaisante : un petit coup de peinture sur la traduction de Francis Ledoux (de sinistre mémoire) n'était pas de trop. En revanche, ma connaissance assez poussée du mythe Tolkienien m'avait fait passer à côté d'un élément important. J'y reviendrai.

À l'occasion d'un voyage plutôt long au travers de la France vers la région d'Annecy, nous avons commencé la lecture, à voix haute, du premier volume des aventures d'Harry Potter. Et là, ce fut un déclic : non seulement le texte est remarquablement écrit, amusant, rythmé et aisément lisible à haute voix, même dans un véhicule bruyamment lancé sur l'A89... mais en plus il est totalement accessible pour des enfants (essentiellement mon aînée de 9 ans et mon fils de bientôt 6 ans – la petite dernière de 3 ans 1/2 n'était pas franchement la plus intéressée par le texte).

Malgré les très beaux efforts de Daniel Lauzon pour "moderniser" « Le Hobbit » qui date de 1937 pour sa première édition, a été révisé et publiée en 1951 avec des changements très importants sur le chapitre 5 « Énigmes dans l'obscurité » (où Gollum passe d'un monstre misérable et assez inoffensif à un monstre perverti par l'Anneau et agressif), malgré tous ces efforts, disais-je, en lisant à mes enfants, je suis contraint de m'arrêter fréquemment pour expliquer un mot, une tournure de phrase alambiquée, une expression vieillote ou inattendue. Quand j'y arrive, je me mets aussi à changer les mots à la volée pour rendre le texte plus accessible...

Ce hobbit était un hobbit fort bien nanti, et il s'appelait Bessac. Les Bessac habitaient les environs de la Colline de temps immémorial, et ils étaient vus comme des gens très respectables, non seulement parce que la plupart d'entre eux étaient riches, mais aussi parce qu'il ne partaient jamais à l'aventure et ne faisaient jamais rien d'inattendu : on savait ce qu'un Bessac dirait de telle ou telle chose sans être obligé de lui poser la question.

Ma fille aînée a du vocabulaire, mais j'ai quand même dû remplacer "nanti" par un synonyme. Le terme "immémorial" n'est pas évident, il a fallu confirmer qu'elle avait compris. Je laisse au lecteur le soin de compter le nombre de mots et de propositions de la seconde phrase de ce passage, qui commence par t'expliquer que les Bessac sont une vieille famille, puis qu'ils sont respectables, puis riches, puis qu'ils ne partent pas en aventure et enfin qu'ils sont complètement prévisibles et qu'il est inutile de leur demander leur avis sur... euh, sur quoi ? Entre le début et la fin de ce long train de mots, des wagons de concepts différents. Lus par un adulte qui connaît les Hobbits et apprécie le style de JRRT, ça peut arracher un petit sourire en coin. À haute voix, c'est l'asphyxie pour le lecteur et l'impression d'assommer l'auditeur.

D'un côté, Harry Potter, destiné aux ados et d'une fluidité impeccable, de l'autre, un « Hobbit » indigeste, originellement destiné aux enfants du Professeur. Un comble !

Loin de moi l'idée de dire que « Le Hobbit » "en l'état" est un mauvais texte ; c'est tout simplement qu'il est écrit dans une langue désuète, qui aura bientôt un siècle, et que n'importe quel traducteur s'y trouverait piégé ; même en faisant de grands efforts pour le "maquiller"... point de salut, sa structure est ce qu'elle est.

J'en suis arrivé à penser qu'il y a une ouverture pour un travail intéressant... si un jour quelqu'un avait le pouvoir et le temps de prendre le taureau par les cornes, et de proposer non pas une nouvelle traduction, mais une transcription voire même une réécriture du « Hobbit », dans laquelle toute la trame narrative serait conservée, mais le texte serait rédigé dans un langage actuel, alors on pourrait transmettre à la jeunesse du XXIè siècle ce "roman-pilier" du genre médiéval-fantastique.

Reste que je doute que cette oeuvre voie le jour. Je ne pense pas que les ayants-droit verraient d'un bon oeil qu'on démonte le château pierre par pierre pour le reconstruire à côté, même s'il paraissait plus pimpant. Quand on voit ce que les retouches sur les livres du « Club des 5 » ont déclenché comme colère parmi les lecteurs, je n'ose même pas imaginer ce qui se passerait.

Pour ma part, je pourrais aussi me sortir un peu de ma torpeur littéraire et le rédiger pour mon petit plaisir personnel... Mouais. Même si aujourd'hui, je ressens bien un frétillement dans le bout de mes doigts, je doute d'être capable de terminer ce travail avant que mes enfants soient trop vieux pour en apprécier la saveur et qu'ils soient même en âge de lire le Silmarillion.

Tiens, tant que j'y suis, ça me ferait également plaisir de lire une traduction française du Hobbit originel, celui de 1937, dans lequel Gollum est sympa, Gandalf "juste un magicien". J'ai en ma possession la réédition en anglais, mais je suis persuadé que de nombreux lecteurs aimeraient pouvoir accéder à cette version "disparue".